Matt Reeves : « "The Batman" n’est pas un film antipolice »
Il ne porte pas le masque de Batman, mais plutôt un FFP2 solidement arrimé sur le nez. Et pour le rencontrer, il nous aura fallu accepter de passer un test PCR sur le lieu même de notre interview, le jour J, dans un palace parisien. Une exigence personnelle de Matt Reeves, 55 ans, réalisateur du très attendu The Batman, avec Robert Pattinson en haut de l'affiche. C'était plusieurs jours avant que le monde ne bascule dans l'angoisse de l'invasion russe en Ukraine : le Covid-19 régnait alors toujours sans partage au sommet des peurs collectives et, visiblement, le cinéaste américain avait à cœur de s'en protéger.
Pour le reste, c'est un guerrier courageux que nous avons rencontré. Parce qu'il en faut, des tripes, pour accepter le challenge de cuisiner une nouvelle recette au cinéma pour un super-héros déjà servi successivement par Tim Burton, Joel Schumacher, Chris Nolan et Zack Snyder. Un mythe-plat de résistance de plus de 80 ans, créé en 1939 par le dessinateur Bob Kane et le scénariste Bill Finger pour le compte de DC Comics. Et une icône des plus borderline : justicier costumé sans super-pouvoirs, Batman, alias l'héritier orphelin Bruce Wayne, est depuis l'enfance rongé par une inextinguible soif de vengeance contre le crime après avoir assisté à la mort de ses parents, abattus devant lui par un truand jamais attrapé.
Phénomène instantané comme Superman en 1938, l'homme chauve-souris a dominé la pop culture américaine du XXe siècle, connu la gloire en pleine Seconde Guerre mondiale, traversé un sévère passage à vide dans les années 1950, puis renoué avec la popularité grâce à la célèbre série télé kitsch de ABC entre 1966 et 1968. Une pochade hilarante mais qui affadit nettement les saveurs jadis tragiques du héros. Après une convalescence éditoriale en BD dès 1970, mitonnée par le tandem Dennis O'Neil/Neal Adams, le personnage a définitivement retrouvé en 1986 sa couleur préférée, le noir, avec The Dark Knight Returns : une série limitée signée Frank Miller, montrant un Batman quinquagénaire, désabusé, acceptant une ultime mission dans une ville de Gotham dystopique et plus que jamais corrompue. Best-seller foudroyant, encensé même par la critique littéraire, ce grand retour du « Chevalier noir » va non seulement faire entrer Batman, mais aussi toute l'industrie des comics, dans l'âge adulte, bien loin de l'image souvent perçue comme strictement juvénile de cette culture.
Batman, champion des ventes de comicsAvec Batman: Year One, également signé Miller en 1987 et cette fois centré sur la première année de service du rôdeur ténébreux, The Dark Knight Returns est encore à ce jour la boussole absolue, le totem des auteurs en quête d'un retour aux sources pour Bruce Wayne. Au cinéma, Tim Burton, Chris Nolan et Zack Snyder s'en réclamèrent publiquement. Même combat pour Matt Reeves qui, avec The Batman, signe probablement la plus étouffante de toutes les aventures du psychotique Wayne à l'écran. La tâche de Reeves est périlleuse et la pression immense : il s'agit de ramener le précieux justicier sur les sentiers du succès, après la triomphale trilogie de Chris Nolan et le demi-flop de l'expérience ratée Ben Affleck, sous la direction de Snyder.
En effet, Batman est une marque toujours chère aux yeux de Warner Bros. et de sa filiale éditrice DC : « Batman ne connaît pas la crise, c'est une valeur sûre », nous confirme Hayedine Tabani, chef de rayon de la boutique Album Comics à Paris. « Il connaît une explosion particulière depuis environ 15 ans. Entre quatre et cinq séries mensuelles lui étaient consacrées aux États-Unis dans les années 1980. Aujourd'hui, si l'on inclut les revues dérivées, c'est plutôt entre 30 et 40 périodiques, soit 70 % à 80 % de toute la production DC. L'éditeur concentre tous ses efforts sur lui au risque de saturer le marché. Un peu comme Marvel avec Spider-Man. » Outre-Atlantique, le caped crusader aux oreilles pointues représente plusieurs centaines de milliers de ventes par mois, mais révéler des chiffres plus précis s'avère aussi ardu que de supplier le Joker de rentrer dans le droit chemin – sollicités par nos soins, Warner et DC refusent de communiquer sur le sujet.
Le sauveur de Gotham veille donc aussi au grain des deniers du culte, y compris en France où, selon François Hercouët, directeur éditorial d'Urban Comics (éditeur hexagonal de Batman), la licence trône au premier rang des super-héros : « Les neuf tomes de la série limitée Batman, publiés entre 2012 et 2015 dans la collection DC Renaissance, se sont écoulés à plus de 500 000 exemplaires à ce jour et Batman est toujours le super-héros qui vend le plus. Culturellement, la France a toujours été davantage supportrice du personnage que de Superman ou Captain America. Sans doute un effet de son côté antisystème. »
Depuis ses premiers pas dans l'Amérique d'avant-guerre, le Chevalier noir combat effectivement la corruption endémique des institutions de Gotham – police, élus, justice… Et c'est dans cette tradition, plus encore que ses prédécesseurs, que Matt Reeves a choisi d'ancrer sa propre interprétation du redresseur de torts… tout en se gardant de souffler sur les braises de la division. En décembre dernier, nous avions déjà eu le privilège d'interviewer en exclusivité le réalisateur, sans avoir vu le film. Un match retour, une fois The Batman découvert, nous semblait impératif pour explorer davantage ses influences et intentions. Au programme : Nirvana, nostalgie du grand cinéma américain des années 1970 et aspiration à la paix urbaine. Matt Reeves président ?
Le Point : Dans The Batman, on entend à deux reprises « Something in the Way », le morceau particulièrement dépressif de Nirvana. Votre Batman serait-il le plus grunge de tous ?
Matt Reeves : Ha, ça, c'est intéressant ! C'était en 2017, je commençais l'écriture du scénario et je galérais comme jamais à trouver le ton juste pour ce nouveau Batman. Et puis, alors que j'en étais encore aux vingt premières pages, j'ai écouté l'album Nevermind et lorsque « Something in the Way » a retenti, sa mélodie et ses paroles ont déclenché un déclic pour toute l'écriture du personnage. Pour moi, Bruce Wayne, c'est Kurt Cobain. Le film se déroule à un moment où Wayne n'assume toujours pas le statut de play-boy dont il usera plus tard, il n'a pas encore perfectionné cette image publique comme on le voit dans les films de Chris Nolan. J'ai voulu m'éloigner de cette image pour montrer un individu encore puissamment guidé par son instinct de vengeance et qui a besoin de vivre comme un reclus. Bruce Wayne est alors aussi peu à l'aise avec sa condition de riche héritier que Cobain l'était avec la célébrité. Son moteur, c'est la vendetta, comme la musique était celui de Cobain. Bruce vit comme un fardeau le fait d'être un Wayne, un peu comme s'il était un membre de la famille Kennedy. Le jour même de l'écoute du morceau, j'ai appelé mon producteur Dylan Clark, je l'ai supplié de débourser ce qu'il fallait pour acquérir les droits de la chanson et, comme il est aussi fan de Nirvana que moi, il a tout de suite compris mon idée.
Et ça coûte combien d'utiliser du Nirvana dans un blockbuster hollywoodien ?
(rires). Non ça je ne peux pas vous le dire, mais, clairement, plusieurs centaines de milliers de dollars.
À quand remonte votre amour pour le personnage ? Êtes-vous collectionneur des comics ?
Je suis né en 1966 et, dès l'âge de trois ou quatre ans, j'ai été fasciné par la série télé avec Adam West. À l'époque, je n'y décelais évidemment aucune ironie, encore moins le côté kitsch, j'étais justement totalement fasciné. Je me souviens d'avoir eu une très forte fièvre, très jeune, et pendant que je délirais, je disais à mon père que je pouvais voir Batman au plafond. Je n'étais pas effrayé, parce que je le voyais comme une figure protectrice. J'adore Batman depuis toujours. En grandissant, je l'ai surtout redécouvert à travers les films, dès celui de Tim Burton en 1989, moins par les BD même si, pour préparer The Batman, je les ai absolument toutes dévorées. Dans un monde dominé par des êtres surhumains, Batman est vraiment très spécial, en quête d'un sens à sa vie, très psychologique, en bute à la corruption de sa ville qui est au centre de tout. J'ai été profondément influencé par les travaux de Frank Miller, The Dark Knight Returns et Year One, dont la description de Gotham reflétait ce qu'étaient les grandes cités américaines au début des années 1980 et surtout New York : une ville qui se remettait à peine de sa banqueroute, en pleine explosion du crack et de la cocaïne.
En quoi votre Batman est-il un commentaire sur l'état et les peurs de la société américaine comme, avant lui, la trilogie de Chris Nolan où planait l'ombre des conséquences du 11 Septembre ?
Nous nous sommes surtout concentrés sur la corruptibilité des institutions et la perte de confiance du public dans celles-ci pour les protéger. Un sentiment qui aboutit à un délabrement terrifiant de la société. Dans ce contexte, Batman et son allié le commissaire Gordon (seul flic intègre de Gotham, NDLR) s'unissent pour déjouer un complot qui implique toute l'administration. Un peu comme les journalistes Woodward et Bernstein du Washington Post dans Les Hommes du président. J'ai voulu placer la corruption de Gotham au cœur de l'intrigue. C'est une ville malade et Bruce Wayne, qui cherche désespérément un sens à sa vie, s'est mis en tête de changer cela, un peu comme Travis Bickle dans Taxi Driver.
Je n’ai pas voulu approcher Batman comme une adaptation de comicsMatt Reeves
C'est amusant parce que, exactement comme le faisait Todd Phillips avec Joker en 2019, vous citez Taxi Driver comme influence majeure, mais aussi tout un pan du cinéma américain des années 1970. Êtes-vous nostalgique de cette époque révolue à Hollywood ?
C'est Martin Scorsese qui m'a donné envie de devenir réalisateur. Taxi Driver est également cité quasi explicitement dans une page de Batman: Year One qui montre Bruce Wayne déambulant comme Travis Bickle dans un quartier chaud. Et oui, j'ai toujours adoré ce cinéma américain enraciné dans le réel, les polars néo-noirs d'Alan Pakula comme Klute et Les Hommes du président, mais aussi Chinatown de Polanski et Le Parrain de Coppola, que mon chef-opérateur Greig Fraser et moi avons revu avant de faire The Batman. Je pourrais également citer parmi mes influences les films de Friedkin, Altman, Hal Ashby, tous ces cinéastes qui étaient eux-mêmes très inspirés par les auteurs européens et qui ont mis à profit leur style pour subvertir le cinéma de genre. Exactement comme Robert Altman l'a fait avec le western dans John McCabe avec Warren Beatty.
Et pourtant, vous réalisez aujourd'hui des blockbusters franchisés : après La planète des singes : l'affrontement et sa suite, vous vous êtes attaqué à The Batman…
Je vous jure que je me voyais plutôt faire des comédies tristes comme celles de Hal Ashby ! Mais l'industrie a tellement changé que dès qu'il s'agit de faire quelque chose d'un peu cher pour le grand écran, les enjeux sont si tendus – encore plus depuis la pandémie – que tout s'est accéléré à Hollywood pour se concentrer sur un type de cinéma : les films tirés de comic books. Mais je n'ai vraiment pas voulu approcher Batman comme une adaptation de comics. J'ai eu la chance d'être approché pour ce film-là précisément, qui pour moi entretient une connexion spirituelle avec ceux dont nous venons de parler. Mon chemin vers les blockbusters s'est fait par hasard et, pour l'instant en tout cas, je comprends qu'il est quand même possible de faire des films un peu personnels dans cet espace réduit.
Votre liberté pour The Batman s'est tout de même heurtée à l'impossibilité de faire un film aussi violent que Joker.
Oui, mais Joker a coûté beaucoup moins cher que The Batman, donc il avait cette liberté-là. En dehors de cela, j'ai eu tout le soutien du studio et je n'ai jamais reçu la moindre consigne.
The Batman dépeint donc des institutions totalement gangrenées par la corruption. Hormis le commissaire Gordon, presque toute la police est corrompue et violente. Même dans le cadre d'un divertissement, cette vision du monde ne véhicule-t-elle pas à la fois un certain populisme et un discours systémique sur la police ?
Je ne crois pas. L'axe du film, c'est Bruce Wayne et l'histoire de sa prise de conscience concernant son destin. Oui, il y a de la politique dans The Batman, mais pas de propos polémiques. Nous traversons une ère très sombre, où les populations communiquent de moins en moins et se barricadent dans des silos idéologiques, nourris par les algorithmes des réseaux sociaux qui cherchent à nous enflammer. J'espère que mon film va plutôt dresser des ponts entre les publics et créer de l'empathie, parce que l'idée de la division m'effraie…
La criminalité a d'ailleurs explosé depuis deux ans dans certaines grandes villes américaines, y compris San Francisco, surnommée Gotham City dans la presse. Que pensez-vous du slogan « Defund the police » (« démembrez la police »), qui a essaimé aux États-Unis après le meurtre de George Floyd par un policier à Minneapolis en mai 2020 ?
Toute cette violence est atroce. Et The Batman n'est en aucun cas un film antiflics. Je suis pour une réflexion sur le racisme systémique dans notre police et un réaménagement des dépenses publiques afin d'améliorer le lien entre citoyens et policiers. Mais je n'adhère ni au slogan Defund the police, que je trouve maladroit et qui fait plutôt une mauvaise pub à une saine réflexion, ni à l'idée farfelue de supprimer la police. Sa mission est de protéger et servir : sans elle, c'est la jungle. C'est aussi l'idée du film : quelles solutions trouver aux problèmes qui gangrènent nos villes ?