« Shoah », sur France 2 : un film titanesque sur l'extermination des ...
Avec Shoah, documentaire sorti en 1985 et consacré à l’extermination des juifs durant la seconde guerre mondiale, Claude Lanzmann fut et restera l’auteur d’un film d’une envergure exceptionnelle dans l’histoire du cinéma comme dans celle des idées et des mentalités. Ce monument, d’emblée reconnu comme tel, a bouleversé son époque et il faut aujourd’hui rassembler ses souvenirs pour comprendre l’onde de choc qu’il a suscitée.
Premier choc : la portée historique du film, qui révèle par le détail au grand public l’existence et le processus d’un génocide partiellement occulté de la mémoire collective depuis l’après-guerre. Un lent travail de réappropriation de cette mémoire avait de fait commencé dès le début des années 1960, qu’il s’agisse de la tenue du procès Eichmann en Israël ou de la publication, aux Etats-Unis, de la somme de l’historien Raul Hilberg, La Destruction des juifs d’Europe (Fayard, 2003).
Deuxième choc : la manière dont le film fait soudain advenir cet événement dans sa plus insoutenable réalité, contre la dissimulation des nazis qui en ont effacé les traces, contre le pieux oubli des nations qui l’ont laissé commettre et contre la banalisation des fictions qui le remettent au goût du jour, à l’instar du feuilleton américain Holocauste (1978). Shoah, de la même manière qu’il le configure, nomme d’ailleurs l’événement, comme pour la première fois.
Onze années de préparation
Troisième choc, sans lequel tout cela serait sans doute resté nul et non avenu : la radicalité esthétique du film. C’est d’abord sa dimension titanesque. Onze années de préparation, trois cents heures de pellicule tournées, neuf heures trente de projection. Un projet littéralement fou, tenu par la volonté d’un homme seul qui consacre dix années de sa vie à parcourir le monde et les archives, à rencontrer des survivants, pour tenter de donner forme à une chose qui en est, a priori, totalement dépourvue : l’annihilation industrielle de six millions d’êtres humains, gazés, brûlés, éparpillés aux quatre vents avec les infrastructures qui ont permis au crime de s’exercer. Filmer, en un mot, le néant.
Pour ce faire, Lanzmann se compare à un topographe. Il repère, il étudie, il mesure, il cherche à comprendre et à relier les choses entre elles. Il fait sienne la maxime de Raul Hilberg : « Je n’ai pas commencé par les grandes questions, car je craignais de maigres réponses. » Concrètement, cela se traduit par quelques partis pris intangibles : pas une image d’archives, pas l’ombre d’une reconstitution, un film entièrement au présent fondé sur la seule parole des témoins directs (rescapés des commandos affectés aux chambres à gaz, nazis, citoyens polonais) et sur le pouvoir évocateur, jusque dans leur banalité, des lieux et des paysages du crime.
La pertinence du film, sa portée proprement pédagogique sur le mécanisme de l’extermination, doit à cette méthode à la fois modeste et scrupuleuse, qui se préoccupe davantage du comment que du pourquoi. Shoah est un film qui réactive un passé monstrueux, honteux et infiniment douloureux par la force et la cruauté de sa mise en scène. Mais c’est aussi une œuvre qui émeut profondément par son art poétique de l’évocation, par sa manière de faire revenir les morts à travers le corps et la parole des vivants.
Jacques Mandelbaum