« Shoah », de Claude Lanzmann, « une œuvre dont la puissance a ...
La Croix : Quelle est la place du film Shoah, diffusé en 1985, dans l’histoire de la représentation de l’extermination des juifs durant la Seconde Guerre mondiale ?
Sylvie Lindeperg : La sortie de Shoah fut un événement cinématographique, mémoriel et médiatique. Le film de Claude Lanzmann est d’abord une œuvre monumentale – d’une durée de 9 h 30, unique pour l’époque – qui traite d’un événement lui-même monumental. Lanzmann nomme en outre l’événement par un mot, « Shoah » (« catastrophe » en hébreu), déjà utilisé en Israël, mais qu’il va imposer en France dans le débat public.
Surtout, Lanzmann présente une lecture singulière du génocide, une vision très resserrée qui en souligne la spécificité. Le choix de commencer par la campagne d’extermination au moyen de camions à gaz à Chełmno en Pologne exprime sa volonté de placer au cœur du film ce crime de masse sans précédent. Il met au jour la singularité des chambres à gaz homicides : l’industrialisation de la mort et la disparition du face-à-face entre le meurtrier et sa victime, qui demeurait encore dans l’extermination par balles conduite par les Einsatzgruppen en URSS.
Le film, ensuite, place en son centre la volonté des nazis de faire disparaître les traces de l’extermination. Pour en rendre compte, Claude Lanzmann invente une forme : il arpente les lieux pour mettre en avant cette invisibilité, comme à Treblinka par exemple. Ce sont les gestes et les mots des témoins qui vont incarner l’événement sur le mode d’une résurrection. Une parole qui tente de dire, tout en s’approchant sans cesse de l’impossibilité de le faire.
En quoi se distingue-t-il de Nuit et brouillard, le film d’Alain Resnais sorti en 1956 sur lequel vous avez écrit « Nuit et brouillard ». Un film dans l’histoire (Odile Jacob, 2007) ?
S. L. : C’est une autre singularité de Shoah, Claude Lanzmann travaille l’événement au présent. Alain Resnais documentait le système concentrationnaire et filmait l’écart entre le passé et le présent, faisant œuvre de sépulture en quelque sorte. Lanzmann, lui, fait sortir les victimes de terre et dialogue sans fin avec leurs fantômes. Et il maintient les spectateurs dans ce présent du génocide, ne le laissant jamais en repos.
Comment Shoah a-t-il été reçu à sa sortie en 1985 ?
S. L. : Au milieu des années 1980, malgré le travail des historiens, il n’y a pas encore une pleine conscience de la différence radicale de visibilité entre le système concentrationnaire, objet de nombreuses photographies, et l’extermination dans les centres de mise à mort, rendue quasi invisible par les bourreaux qui la soumettent à une politique du secret absolu. Shoah a permis de comprendre cette différence majeure. Par son choix de ne pas utiliser d’images d’archives, le film a largement modifié le regard sur les traces visuelles des centres de mise à mort. Il s’agissait de mettre l’accent sur la carence d’images comme constitutive de l’événement.
Cela a eu aussi pour conséquence de faire apparaître des usages fautifs véhiculés par de nombreux documentaires qui utilisaient par exemple la photographie des femmes et des enfants du ghetto de Mizocz dénudés et alignés avant leur exécution par balles pour illustrer une file d’attente devant une chambre à gaz. De ce point de vue, le film a eu un puissant effet de clarification. Mais par la suite, les positions se sont radicalisées et la discussion est devenue beaucoup plus obscure.
Vous faites référence à la polémique qui a opposé notamment Lanzmann à Godard…
S. L. : Oui, d’un côté Lanzmann explique qu’il n’y a pas eu d’images de la Shoah et que s’il y en avait eu, il aurait fallu les détruire car elles auraient illustré le point de vue du bourreau. On l’a vu, le choix de montrer l’invisibilité de la Shoah a été l’un des grands apports de son film, mais lorsque le cinéaste sacralise cette absence d’images, cela devient problématique. D’autant qu’en face, Godard sacralise, lui, leur existence, les investissant d’un statut de preuves tout aussi problématique.
Au cours des années 1990, se produit par ailleurs une sorte de glissement : du constat factuel d’une quasi-absence d’images prises dans le périmètre des chambres à gaz, on passe à un débat philosophique sur le caractère irreprésentable de la Shoah. Le débat apparaît au moment de la sortie de La Liste de Schindler de Steven Spielberg en 1993, à l’occasion de laquelle certains « lanzmaniens » invoquent un interdit de la reconstitution fictionnelle. Aujourd’hui, ce débat qui a aimanté les années 1980-1990 s’est un peu éteint, et de plus en plus d’historiens travaillent sur les images, tels récemment Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller sur Un album d’Auschwitz.
Cet éloignement de la polémique permet-il un nouveau regard sur l’œuvre de Claude Lanzmann ?
S. L. : Shoah doit être resitué dans l’histoire. Claude Lanzmann a installé l’idée d’un film né par le claquement de doigts d’un génie. Quelles que soient les immenses qualités de cette œuvre, c’est inexact. Le film est d’abord l’aboutissement d’un très long processus d’émergence de la Shoah dans la conscience collective, dont l’un des premiers jalons est le procès Eichmann en 1961. C’est à ce moment-là que l’extermination des juifs apparaît comme un événement distinct de la Seconde Guerre mondiale, ce qui n’avait pas été le cas à Nuremberg. C’est aussi là que s’élève la parole des témoins, comme celle de Simon Srebnik que Lanzmann filme dans Shoah.
L’œuvre de 1985 a été précédée par d’autres documentaires sur le génocide des juifs, comme ceux de Haïm Gouri ou de David Perlov en Israël. En France, il y eut Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls (1969) qui, dans sa chronique filmée sur la ville de Clermont-Ferrand sous l’Occupation, évoquait l’antisémitisme et le rôle du régime de Vichy dans la déportation des juifs. Aux États-Unis il y eut le succès phénoménal du feuilleton Holocaust (1978) qui fit entrer le génocide dans la conscience collective et la culture populaire.
Mais le cinéaste Lanzmann est aussi redevable de toute une histoire du documentaire qui donna forme à son œuvre : les travellings de Resnais sur le site de Birkenau dans Nuit et brouillard, les entretiens des témoins filmés par Ophuls dans Le Chagrin et la Pitié.
Comment Shoah a-t-il à son tour marqué les films qui lui ont succédé ?
S. L. : L’héritage, ce n’est jamais qu’une affaire de répétition, mais aussi et surtout d’invention. De grands cinéastes ont été très marqués par l’œuvre de Lanzmann qu’ils ont revisitée. C’est le cas d’Arnaud des Pallières qui, dans Drancy Avenir (1997), anticipe la disparition du dernier survivant. Certains ont poursuivi le travail d’arpentage de Lanzmann sur d’autres sites du génocide des juifs. D’autres enfin ont déplacé son geste sur d’autres terrains, tel Rithy Panh sur les massacres perpétrés par les Khmers rouges au Cambodge, notamment dans S21. La machine de mort khmère rouge (2003).
Comment regarder Shoah en 2024 ?
S. L. : D’une part comme un document daté qui nous renseigne sur la mémoire, l’état des savoirs et le commerce avec les images à une époque donnée. D’autre part comme une œuvre dont la puissance a résisté à l’épreuve du temps et qui peut encore susciter un choc – ce « moment du choc » dont parlait l’historien de l’art Daniel Arasse.
Autrement dit, Shoah est à la fois un document qu’il convient d’inscrire dans l’histoire et une œuvre d’art dont la puissance irradie au présent. Je pense qu’il faut tenir ensemble ces deux aspects du film pour comprendre sa longévité tout en prenant soin de le situer dans le temps. C’est pour cela que diffuser Shoah ne suffit pas. Il faut aussi donner aux spectateurs les moyens de penser, d’entretenir un rapport critique à l’œuvre, ce qui n’empêche pas l’émotion mais au contraire la redouble.
(1) Autrice, entre autres, de Les Écrans de l’ombre. La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969), (Points, 2014).