Mort de Shelley Duvall, actrice de «Shining»

Après Donald Sutherland décédé le 20 juin, possible relève du Cri d’Edvard Munch (pour les films Ne vous retournez pas et l’Invasion des profanateurs), c’est au tour de son pendant féminin de nous quitter. Dans Shining de Stanley Kubrick, Shelley Duvall crie, hurle, sous la terreur de voir son mari possédé (Jack Nicholson) la courser, elle et son fils, hache à la main. Terreur surnaturelle, terreur surtout abjecte de la violence conjugale que l’actrice exprime dans toute son impossible élasticité. Image maintenant d’Epinal, maintes fois parodiée, qui pousse au paroxysme la présence de Duvall – certainement l’une des plus étranges du cinéma américain des années 70, forcément passionnante. Grande gigue, grands yeux taille sous-tasse et longue dentition, Shelley Duvall était bien sûr davantage que son rôle de martyr électrique dans un hôtel enneigé. Elle pouvait être «tout», selon Robert Altman qui la découvrit, «charmante, idiote, sophistiquée, pathétique, et même belle».

Shelley Alexis Duvall naît au Texas en 1949 et n’avait aucun lien de parenté avec l’acteur Robert Duvall. Fille d’une mère courtier en immobilier et d’un père avocat, elle a très jeune la bougeotte – sa mère la surnomme la «souris maniaque». Son entrée au cinéma est totalement imprévue et doit plutôt à un sens des affaires hérité de ses parents : tandis qu’elle essaie de vendre les œuvres de son mari artiste à une fête, son énergie est remarquée par les membres présents de l’équipe de tournage du film Brewster McCloud (1970) de Robert Altman. «Les peintures n’étaient pas géniales, mais son argumentaire l’était», se souvient le producteur Lou Adler.

La voilà dans la galaxie Altman et elle y restera durablement. S’enchaînent pour le cinéaste John McCabe (1971), Nous sommes tous des voleurs (un anti-Bonnie et Clyde en 1974), son rôle mémorable de groupie en shorts et chaussettes hautes en sandales dans Nashville (1975), Buffalo Bill et les Indiens (1976) et, sans doute le sommet de leur collaboration, Trois femmes (1977), drame psychanalytique perché, où la brune Duvall semble se confondre avec la blonde Sissy Spacek. Elle reçoit à Cannes le prix d’interprétation pour ce Mulholland Drive avant l’heure. La même année que Shining (1980), elle tire sa révérence à Altman avec Popeye, adaptation de la BD où elle n’a besoin d’aucun artifice pour être la filiforme fiancée du marin mangeur d’épinards. «Dans tous ses rôles, il y a un grand espace avec elle», écrivait cette année-là le critique Roger Ebert, «comme si rien ne s’interposait entre son visage ouvert et nos yeux – aucune caméra, aucun dialogue, maquillage ou style de jeu – et elle devient spontanément le personnage».

Cinquante-six semaines de tournage, seize heures par jour

C’est sur la foi de Trois femmes que Kubrick embauche Duvall pour son adaptation du roman de Stephen King, justifiant qu’elle était «géniale quand elle pleurait». Début sans doute du malentendu «Shelley Duvall n’est que bonne à s’effondrer», alimenté par les conditions de tournage. Cinquante-six semaines de tournage, six jours par semaine et seize heures par jour, où Duvall choisit de loger près du plateau de tournage en Angleterre, avec un chien et deux oiseaux en guise de compagnie. Pour se conditionner, elle choisit d’écouter en boucle des chansons tristes au Walkman. Quant à la légende tenace d’un Kubrick abusif avec elle, la poussant à bout pour chaque prise, Duvall mettait les choses au clair dans un dernier grand entretien avec Hollywood Reporter en février 2021 : «Kubrick ne mettait rien en boîte avant au moins la 35e prise, trente-cinq prises à courir et crier avec un petit garçon dans les bras, c’est dur, disait-elle. Il avait ce côté cruel mais, je crois, parce que les gens l’avaient été à son égard dans le passé.» Mais, hors tournage, «il était chaleureux et amical avec moi, il passait beaucoup de temps avec Jack Nicholson et moi, il voulait juste s’asseoir et nous parler pendant des heures pendant que l’équipe attendait».

Ayant tout donné, l’après-Shining sera occupé avec des rôles plus en retrait (de Bandits, bandits à Portrait de femme), mais aussi parce que Duvall monte sa propre société de production en 1988 pour développer des séries TV dont l’anthologie Nightmare Classics (1989), adapté d’Edgar Allan Poe. L’ombre de Shining était malgré tout tenace lorsque les téléspectateurs de l’émission Dr Phil la découvrirent en 2016, méconnaissable, hagarde et incohérente, s’épanchant sur sa maladie mentale ou prétendant que Robin Williams, son partenaire dans Popeye, était toujours vivant. Ses dernières années la dévoilaient toujours fragile mais apaisée, vivant dans son Texas natal. Revoyant après quarante ans les scènes les plus éprouvantes de Shining sur le smartphone du journaliste du Hollywood Reporter venue l’interviewer, elle ne pouvait que pleurer à nouveau et dire : «Je peux seulement imaginer combien de femmes peuvent traverser ce genre de choses.»

Mise à jour à 20 h 15 avec plus d’éléments