Exposition. L’écho du lac et l’énigme du commandant Cousteau

Dans les années 1950, la construction du barrage de Serre-Ponçon, dans les Hautes-Alpes, rayait de nombreuses maisons et exploitations de la carte. Le lac artificiel né du monument a inspiré à Éléonore Saintagnan un diorama, installé dans le centre d’art d’Embrun.

L’artiste Éléonore Saintagnan aime suivre les pistes ténues tracées par des acteurs que l’histoire bien souvent engloutit. Invitée à Embrun (Hautes-Alpes) pour une exposition personnelle, elle s’empare d’un récit qui ne fait pas la une des « rayons histoire », ni celle des journaux. Alors que le terroir affiche ses attraits touristiques – le paysage alpestre, les vieilles pierres, notamment une gigantesque cathédrale témoignant de la richesse et de l’importance, depuis l’Antiquité, de ce point stratégique situé sur la route de Montgenèvre –, un ouvrage d’art retient son attention, le barrage de Serre-Ponçon et son lac artificiel de plus de 28 km2, monument de la vallée de la Durance associé aujourd’hui au tourisme balnéaire.

La construction du barrage à la fin des années 1950 a marqué les esprits en effaçant de la carte de nombreuses maisons et exploitations agricoles. Les habitants groupés en associations et syndicats ont réussi à faire reconnaître pour la première fois dans ce genre d’affaire le « préjudice moral causé par l’arrachement d’une population à son milieu naturel ». Aussi l’artiste s’est-elle glissée dans cette trouée bleue pour explorer les fantasmes des abysses, dont elle est allée chercher les modèles dans un album des années 1970 illustré pour l’édification des enfants.

Passé la porte du centre d’art, le visiteur plonge dans un espace trouble où les vapeurs de fumée et un son subaquatique finissent par liquéfier ses sensations. À mesure qu’il déambule dans cette grande nef du XVIIe siècle de l’église des Capucins où se déploie la salle d’exposition, des formes se précisent. Arrivent à sa rencontre des poissons greffés sur des structures à roulettes récupérées de charriots du supermarché local dont la disposition peut changer selon l’humeur des médiateurs. Le titre de l’exposition, « Énigme Cousteau », accompagné de la phrase manuscrite signée du commandant –  « Si les gens savaient ce qu’il y a au fond du lac, ils arrêteraient de s’y baigner » –, ajoute un soupçon de mystère. Cette phrase entendue par l’artiste lors de son séjour à Embrun est absente des archives, où apparaît seulement la mention d’une inspection subaquatique du barrage en septembre 1971 utilisant en première mondiale la soucoupe plongeante de la Calypso, le célèbre navire du commandant piloté seulement par le second du capitaine.

L’installation joue de cette tension entre l’immersion dans un fond marin reconstitué à la façon d’un diorama et ce bruit de fond engendré par ce bouleversement vécu par la communauté que la rumeur sur la venue de Cousteau vient cristalliser. La rencontre se situe également pour l’artiste dans les matériaux recyclés mis en œuvre pour réaliser les éléments du dispositif. Baudroie, raie, méduses et autres monstres marins empruntent à différents savoir-faire trouvés sur place, le feutre de la laine brute, l’osier de la vannerie et la céramique, autant de techniques artisanales qui ont été l’objet d’échanges entre artisanes, artiste et équipe du centre d’art. Les moments privilégiés les plus jouissifs pour Éléonore Saintagnan, celui du tournage pour ses nombreux films et la préparation de l’exposition, se rejoignent ici dans une sorte de cinéma élargi. Une petite salle aménagée pour la projection de deux films de l’artiste, les Bêtes sauvages (en collaboration avec Grégoire Motte, 2015) et les Moineaux de Trégain (2021), prolonge d’ailleurs la visite.