Prix Nobel de littérature 2022 : Annie Ernaux, le temps et la place

Fallait-il s’attendre à un Nobel de littérature 2022 aux résonances féministes, alors que son attribution coïncide cette semaine avec l’anniversaire du mouvement #MeToo ? S’en tenir à cette approche serait toutefois réducteur pour cette écrivaine qui n’a cessé, depuis 1974 et ses débuts en littérature avec Les Armoires vides, de déplier des schémas et modèles à la fois littéraires, sociaux, politiques, sexuels, sans jamais les réduire à une seule acception.

De grandes disparités en matière de genre, de langue et de classe

C’est ainsi sous un angle social et sociologique, marqué par des milieux et des époques, que son regard sur les femmes dans leur diversité et celle de leurs expériences doit être envisagé. « Dans son œuvre, elle explore constamment l’expérience d’une vie marquée par de grandes disparités en matière de genre, de langue et de classe », a souligné l’académicien suédois Anders Olsson après l’annonce. « Longtemps, je me suis demandé ce que signifiait une identité de femme, écrit-elle dans Le Vrai Lieu (2014), y détaillant sa vision du féminisme. Je ne suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu’un qui écrit. »

Née en 1940 en Normandie sous le nom d’Annie Duchesne, Annie Ernaux (de son nom d’épouse qu’elle gardera après sa séparation avec le père de ses deux fils, dans les années 1980) grandit dans un milieu modeste de parents ouvriers puis petits commerçants. Elle fait ses études à l’université de Rouen et de Bordeaux et se dirige vers l’enseignement. De ses débuts en écriture, elle parlera dans plusieurs livres d’entretien.

« J’ai le sentiment de creuser toujours le même trou dans mes textes, confiait l’écrivaine dans L’Écriture comme un couteau, en 2003. Il y a d’abord la fiction, comme allant de soi, dans mes trois premiers livres publiés qui portaient la mention de “roman”, puis une autre forme, apparue avec La Place, qui pourrait être qualifiée de “récit autobiographique” parce que toute fictionnalisation des événements est écartée.» La question du récit de soi, au sens très large, domine tout son travail littéraire, et ce jusqu’à s’appuyer sur de nouvelles techniques, comme avec le film de cinéma « Les Années super 8 », présenté en mai dernier au Festival de Cannes et réalisé avec son fils David Ernaux.

Le choix du pronom

« Il y a toujours chez Annie Ernaux un questionnement sur la méthode narrative, sur le choix du pronom, explique Aurélie Adler, maîtresse de conférences en littérature française à l’université de Picardie-Jules Verne, qui a étudié les récits de filiation et l’écriture sociologique de soi chez Annie Ernaux (1). Chez elle s’avère féconde la tension entre le moi et le nous, au croisement entre littérature et sciences sociales. Elle a vraiment raconté sa vie sous toutes ses coutures, mais toujours en reliant le “je” au collectif. »

La question du transfuge de classe, sans cesse ressaisie, est un thème qu’elle a rendu prégnant à tous les publics, quelle que soit leur origine sociale. « Avec La Place, puis Une femme, qui traçaient des portraits de ses parents, Annie Ernaux a permis de bien voir cette honte du changement de classe sociale qu’elle a vécu elle-même en faisant des études, poursuit Aurélie Adler. Le décalage progressif entre la petite fille qui s’instruit à l’école et son père qui parle mal, qui a des manières rustres, va nourrir une honte intime. C’est la sociologie qui permet de la surmonter, montrant que l’expérience, qu’on croyait indicible, est partagée et donc partageable. Cette écriture sociologique de soi, portée par Annie Ernaux, est une transformation. En mettant au jour des déterminismes communs, l’écrivain se déshumilie : il convertit sa honte en énergie politique. »

La recherche de la place et du lieu, qu’ils soient géographiques, sociaux, stylistiques, politiques, marque éminemment l’œuvre d’Annie Ernaux. Plus largement, elle a embrassé des questions intimes restées longtemps taboues. Notamment avec L’Événement, récit de son avortement clandestin en 1964. De livre en livre se tisse un étroit maillage de thèmes, d’échos qui font la force d’une œuvre cohérente, jusqu’au récit publié en mai dernier, Le Jeune Homme, qui revenait sur sa liaison passée avec un étudiant de trente ans son cadet et sur la maturation de plusieurs livres.

Dans son magistral Les Années (2008), Annie Ernaux écrivait, embrassant à la troisième personne l’ensemble de sa vie : « Elle voudrait réunir ces multiples images d’elle, séparées, désaccordées, par le fil d’un récit, celui de son existence, depuis sa naissance pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui (…) faire coïncider la fresque de quarante-cinq années et la recherche d’un moi hors de l’Histoire, celui des moments suspendus dont elle faisait des poèmes à vingt ans. »

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Annie Ernaux en quelques dates

1940. Naissance à Lillebonne (Seine-Maritime). Yvetot et cette région où elle passe son enfance seront des marqueurs de son œuvre.

1971. Agrégation de lettres. Enseigne au lycée de Lillebonne puis à Pontoise (Val-d’Oise).

1974. Premier roman, Les Armoires vides (Gallimard).

1981.La Femme gelée.

1984.La Place (prix Renaudot).

1997.La Honte.

2014.Regarde les lumières, mon amour.

2016.Mémoire de fille.

2022. Soutient Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle. Reçoit le prix Nobel de littérature.

Avant elle, quinze écrivains français ont reçu cette prestigieuse distinction.