Avec Annie Ernaux, le prix Nobel récompense une œuvre constante, tranchante et intense
A sa table de travail, dans sa maison de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise), Annie Ernaux s’étonnait un peu, jeudi 6 octobre, que son téléphone sonne avec acharnement. Pas au point de décrocher avant d’avoir terminé ce qu’elle avait en cours, néanmoins. C’est donc avec un léger décalage que l’écrivaine a appris par l’agence de presse suédoise TT qu’elle s’était vu attribuer le prix Nobel de littérature 2022. « Je suis très surprise, vous êtes sûr que je l’ai bien reçu ? », a demandé celle qui figurait pourtant depuis plusieurs jours parmi les favoris sur les sites de paris en ligne – comme cela avait déjà été le cas en 2021. Sûr et certain ! Avec cette récompense, le comité de l’Académie suédoise a voulu saluer (dans son langage tarabiscoté qui offre un enchantement chaque année renouvelé) « le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ».
Annie Ernaux est la première autrice française à recevoir, depuis 1901, la distinction dotée de 8 millions de couronnes (environ 730 000 euros), le seizième écrivain français, huit ans après Patrick Modiano, et la dix-septième femme. Elle succède au romancier tanzanien Abdulrazak Gurnah.
Ce qui se voit ainsi mondialement célébré, c’est une œuvre qui ne pratique l’autobiographie (terme qu’elle récuse, cependant) que pour dire une histoire, des sensations, des émotions communes. Qui écrit « je » pour que le lecteur, à son tour, lise « je » et se retrouve, quels que soient les détails de sa vie propre, dans le texte qu’il a sous les yeux. Une œuvre admirable par sa constance, son tranchant et son intensité, dont l’écriture a toujours été conçue par son autrice comme une exigence « qui ne peut laisser en repos », s’attachant phrase après phrase, livre après livre, à tenter d’élucider le réel, à accéder à la compréhension et à l’expression d’une vérité autrement inaccessibles sur l’existence. Tel est le pouvoir fondamental qu’Annie Ernaux attribue à cet exercice situé, selon celle qui a toujours accepté de commenter généreusement son travail au cours d’entretiens, « entre la littérature, la sociologie et l’histoire ».
« Acte politique »Des Armoires vides (Gallimard, 1974) au Jeune homme (Gallimard, 2022), en passant par La Place, L’Evénement, Mémoire de fille (Gallimard, 1983, 2000, 2016) ou encore Regarde les lumières, mon amour (Seuil, 2014), l’écrivaine a très largement contribué à faire évoluer la littérature française, et au-delà, comme le prix Nobel l’atteste.
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