Tour de France 2024 : Tadej Pogacar scelle son maillot jaune à pas ...

A Barcelonnette, l’arrivée de l’étape de jeudi, un type promène dans un parc un perroquet en laisse. Une laisse pour chien. On dirait un cerf-volant vert fluo. L’homme permet au piaf de voler quelques instants. Puis, quand le perroquet lui semble trop haut, il tire. Coup sec du poignet. C’est à peu près l’effet que nous a fait Tadej Pogacar quand il a giclé une attaque à 9 kilomètres de l’arrivée. Il a tiré un coup sec et Matteo Jorgenson (Visma Lease a Bike), qui pourtant comptait trois minutes d’avance, a semblé rouler sa machine à côté du maillot jaune dans l’instant d’après. A Isola 2000, ce vendredi 19 juillet, le Slovène a écrabouillé le Tour de France.

Déjà, au départ, à Embrun, il y avait ce pressentiment. Cette menace en vue, caractérisée par les canines alpines dessinées non pas à l’horizon mais tout près, une vision jamais estompée tout au long des 144 kilomètres de cette 19e étape. Le col de Vars a dressé ses pentes dès les premiers frémissements du jour. A Châteauroux-les-Alpes, le peloton a zigzagué entre des bottes de foin, placées sur les rebords dangereux de la route. Ici, ce ne sont pas les Alpes flambantes. Toits de tôle sur masures branlantes. Goudron couleur caramel.

Névé et air vide

Un groupe de coureurs s’échappe. Il est mené par un son bizarre, strident. Il provient d’une veuze, la cornemuse vendéenne. C’est l’œuvre d’un couple de sexagénaires, seul sur la route. Les joues de l’homme, à bout de souffle, virent au rouge criard. La dame chante : «D’où venez-vous, ma belle ?» Les deux disent : «On s’est dit qu’on ferait un peu d’animation. C’est encourageant pour les coureurs, quand ils entendent de la musique.» Parmi les fuyards encouragés, deux équipiers du rival du maillot jaune et tenant du titre, Jonas Vingegaard. «Je me suis dit que peut-être ils préparaient quelque chose, que Vingegaard allait partir dans la Bonette», avancera plus tard Pogacar.

La cime de la Bonette : la montée de l’infini. L’infini cabré à près de 7 %. Le toit du Tour, la route la plus haute d’Europe, 2 802 mètres de haut et 22,9 de long. Des cyclos par centaines qui se mesurent au monstre. La Bonette n’est pas seulement immense, elle est retorse. Elle s’échelonne. Des panneaux indiquent l’altitude. L’arrière-train du peloton préférerait ne pas savoir. Boutique souvenirs à 2000 mètres. A 2 159 précisément, saillies de pierres et fleurs de montagnes. Des flaques de neige en vue. Un lac dont on pourrait boire l’eau translucide à la paille.

La peau sur les os

A 3 kilomètres du sommet, un appel au don du sang est lancé par un organisme. A 2 610 mètres d’altitude, les bords se transforment en poussière. Secs comme de la poudre de cacao. Des tentes se sont installées à côté d’un névé. Air vide. La Bonette se dénude progressivement. Tout là-haut, c’est le crâne d’un vieil homme, chauve et gris. Richard Carapaz, l’Equatorien déjà vainqueur deux jours plus tôt au sommet du SuperDévoluy, passe en tête. L’un des coureurs les plus flamboyants de ce Tour. Il finira la journée en portant le maillot à pois de meilleur grimpeur sur les épaules. Le peloton, lui, n’a plus que la peau sur les os. Quatre coéquipiers de Tadej Pogacar l’entourent. Jonas Vingegaard, tout seul, n’a placé aucune attaque. Le Slovène, que l’on a un temps dit peu à l’aise dans ces altitudes-là, plane.

Ensuite, la pente dégouline sur quarante kilomètres, jusqu’à Isola. On aperçoit les premiers chalets en poutres de chêne. Là, c’est une montée large vers la station réputée. Des flancs en murs de ciment, des tunnels ; le charme est consumé. Matteo Jorgenson prend le large à 13 kilomètres de l’arrivée. Ensuite, l’issue est connue. Prévue. Jouée. Tadej Pogacar gagne s’il le souhaite. Et il le veut. Il laisse dans son sillage un nouveau duel se former, entre Remco Evenepoel et Jonas Vingegaard pour la deuxième place de ce Tour.

«Tu tentes de conserver ton illusion»

Matteo Jorgenson, 25 ans, arrive blanc comme un linge. Il pose sa tête sur le guidon avant de la secouer. L’année passée, Libération s’était entretenu avec l’Américain, au lendemain d’une arrivée au Puy-de-Dôme qu’il avait franchie en deuxième position, rattrapé à 500 mètres de la ligne. Il parlait de ses mésaventures sur le vélo : «Jeune, tu regardes les courses et tu te dis à quel point c’est beau. Mais quand tu es coureur, tu vois l’envers du décor. Et tu tentes de conserver ton illusion.»

Pogacar, lui, agit comme un vainqueur. Il reste deux journées de course mais, avec 5 minutes d’avance sur Vingegaard et 7 sur Evenepoel, le Slovène a anéanti le doute : pile il gagne, face il gagne. Les interventions post-étape du maillot jaune se déroulent toujours en deux temps. D’abord France Télévisions, à qui le coureur du Team UAE dit : «Je ne savais pas vraiment si je pouvais prendre trois minutes [à Matteo Jorgenson].» Et ose : «Dans les derniers kilomètres, moi aussi je faiblissais quand même un petit peu.» Puis la conférence de presse, avec l’ensemble des suiveurs, dans laquelle il s’est laissé aller. De longues minutes sur sa préparation, son entraînement sur ces cols des Alpes-Maritimes, lui qui vit à l’année à Monaco, avant de se lever. «Merci les gars, ciao.»

Mise à jour à 19 heures avec le récit de notre envoyé spécial