Michael Jordan : entre sport et culture, l'impossible crépuscule d'une ...
C’est le 17 février 1963 que Michael Jeffrey Jordan voyait le jour, dans un hôpital de Brooklyn. Soixante ans plus tard, tout a été dit, écrit, filmé ou raconté sur la vie de l’ancienne superstar de la NBA.
De ses difficultés à intégrer l’équipe de basket de son lycée à ses premiers exploits en NCAA avec North Carolina, en passant par la montée en puissance avec les Chicago Bulls, les six titres NBA, l’épopée de la « Dream Team » aux JO de 1992, les multiples retraites, son hypercompétivité maladive, ses fabuleuses arabesques dans les airs, ses tirs décisifs rentrés dans la mémoire collective. Tous les fans de la balle orange connaissent les différents chapitres du grand livre de Michael Jordan, qui a pourtant pris sa (dernière) retraite il y a désormais vingt ans.
Un grand livre qui s’apparente de plus en plus à une mythologie, sanctifiée par le poids des ans et les milliers de voix qui la racontent, la déforment et la travaillent encore au quotidien.
Un « héros américain »Si la légende de Michael Jordan s’est d’abord construite sur les terrains de basket, le narratif qui a façonné l’icône culturelle est aussi simple que puissant. Comme l’explique son agent de toujours, David Falk.
« Mon plan était très simple. Je me suis assis avec lui et ses parents à Chapel Hill et je lui ai dit qu’on allait le vendre comme le « héros américain », le voisin qui a ses deux parents, qui vient de Caroline du Nord et qui a brillé aux Jeux olympiques (de 1984). Donc les trois premiers contrats que je voulais signer, c’était avec Coca-Cola, Chevrolet et McDonald’s. Pas besoin de plus que ça. Nike a été le premier contrat mais le fait amusant, avec l’histoire entre Michael et Nike, c’est que Mike ne voulait pas de Nike. Il ne connaissait pas la marque, il n’aimait pas la chaussure, qui n’était pas terrible à l’époque. Converse était la marque dominante, ils avaient Dr. J, Larry Bird, Magic Johnson, Bernard King et Isaiah Thomas, c’était la marque officielle de l’équipe olympique, et Adidas avait tous les autres joueurs d’importance. Mais j’ai pensé que Nike était la marque qui voulait le plus Michael, qui avait le plus besoin de lui et qui en ferait le plus pour lui. »
Pour David Falk, l’idée était ainsi de faire incarner à Michael Jordan l’idéal américain de réussite.
« Mon plan marketing, c’était trois ou quatre compagnies, toutes américaines, qui allaient mettre en avant son image de gendre idéal, avec ses parents qui étaient impliqués dans les publicités. McDonald’s est le premier vendeur de Coca-Cola dans le monde. Ils sont intrinsèquement liés et il faut des contrats liés, des contrats qui collent. On pensait que l’image générale était cohérente avec ces trois compagnies : Coca-Cola, McDonald’s et Chevrolet. Pour Chevrolet, c’était juste un contrat local à Chicago, comme McDonald’s. Le premier accord n’était pas national. On est allé voir McDonald’s et on leur a dit qu’on voulait un contrat pour Michael, en expliquant qu’ils étaient basés à Oak Brook, dans l’Illinois, et que lui était à Northbrook, dans l’Illinois (soit à quelques kilomètres de distance). Ils m’ont dit : ‘Mince, comment on va pouvoir utiliser un basketteur afro-américain ?’ Je leur ai répondu que j’allais chez McDonald’s et qu’ils avaient des tas de clients afro-américains. On a donc signé un contrat dans deux marchés, Chicago et la Caroline du Nord. C’était 25 000 dollars chacun par an et à la fin de la deuxième année, il y avait une option pour faire une campagne nationale. La femme qui gérait la publicité en Caroline du Nord n’a pas voulu renouveler l’accord après la deuxième année parce qu’elle ne savait pas comment utiliser l’image de Michael Jordan en Caroline du Nord. Je pense qu’elle a été mutée en Afghanistan. »
Le mythe de Michael Jordan commence donc au croisement de deux histoires : celle du « héros américain » qui vient de remporter l’or olympique à Los Angeles et celle de l’athlète qui peut défier la gravité.
Dès la première publicité, Nike met ainsi l’accent sur le fait que MJ est celui qui maîtrise les airs. La première campagne de la marque pour Michael Jordan filme un de ses dunks avec comme fond sonore le bruit d’un avion au décollage. Le joueur de Chicago conclut en demandant « qui a dit que l’homme n’était pas fait pour voler »…
À la rencontre entre le sport et la rue« Le miracle qui se produit avec Nike, ce sont des performances extraordinaires avec un style assez unique. On avait rarement vu un joueur aussi élégant, à part peut-être Julius Erving » nous détaille Jean-Philippe Danglade, professeur titulaire de marketing à KEDGE Business School. « Et c’est cette combinaison entre des performances extraordinaires, un style, une attitude et tout le talent des gens de chez Nike, et notamment des designers, des premiers puis de Tinker Hatfield après, qui crée la Jordan. »
Bien sûr, Michael Jordan doit assumer ses nouveaux rôles sur les parquets. Mais il est au coeur d’un mouvement plus profond, où les articles de sport dépassent leur fonction première, et deviennent des attributs culturels.
« Dans les années 1980, il y aussi tout ce qu’a fait Adidas avec le groupe de rap Run DMC, qui chante « My Adidas » en 1986. Run DMC est allé chercher un contrat de sponsoring de un million de dollars, alors qu’à l’époque ça ne se faisait absolument pas parce que les marques de sport parlaient uniquement aux sportifs et ne s’étaient pas rendu compte qu’elles allaient surtout devenir des marques de mode » continue Jean-Philippe Danglade. « Aujourd’hui, il y a deux tiers des baskets vendues qui ne sont pas destinées à un usage sportif. Pareil pour les accessoires et les survêtements. Tout ça est très bien expliqué dans un documentaire qui s’appelle « Sneakers : le culte des baskets » (réalisé par Thibaut de Longeville et Lisa Leone). Il y a la révolution Jordan mais il y aussi la révolution Adidas avec Run DMC, qui chantait Adidas, qui jouait sur scène avec le modèle Superstar. Ça a été un autre co-branding parce que Adidas a compris le phénomène en allant aux concerts, parce qu’ils ne connaissaient pas cette culture du hip-hop, qui émergeait. Et ils se sont retrouvés dans des salles avec 20 000 gamins qui portaient leur produit. Alors que Run DMC a été l’un des premiers groupes à exploser à l’international. Ils se sont tous dits que la légitimité et le crédit venaient du sport, avec une innovation continuelle, mais que la rue était également importante. »
Les « Air Jordan » vont accompagner, devenir le symbole mais également les principales bénéficiaires du passage des sneakers de l’univers du sport à celui de la mode, grâce à une culture hip-hop qui déferle partout sur le monde. De quoi faire de Michael Jordan bien davantage qu’un athlète.
« Historiquement, il y a assez peu d’athlètes/marques qui ont eu autant d’impact. Pour moi, ça remonte à très, très longtemps » poursuit Jean-Philippe Danglade. « Le premier, c’est Lacoste, qui était un joueur de tennis mais qui était lui-même entrepreneur et qui fabriquait des produits. Son idée, c’était de fabriquer des produits sportifs avant tout pour jouer au tennis parce que ça n’existait pas à cette époque. Après, ces produits sont sortis, à 90%, des terrains de sport. La chemisette Lacoste n’est désormais pas utilisée dans un usage sportif. »
On peut dire la même chose des chaussures Jordan, qui sont très rarement utilisées sur les terrains de basket…
La référence… dans le hip-hop et ailleurs« It’s not even close, just leave it alone. I’m Michael Jordan, I play for the team I own » (Jay-Z)« Hoop Dreamin’, hanging up pictures of my idols. Jordan was like Jesus, SLAM was like the Bible. I used to read it twice and cut the pictures out. Had the Jordan free-throw dunk, tongue stickin’ out » (J-Cole)« Real sick, brawl nights. I perform like Mike, anyone. Tyson, Jordan. Jackson, action » (Biggie)« Get me on the court and I’m trouble. Last week fucked around and got a triple double. Freakin’ niggas every way like MJ. I can’t believe today was a good day » (Ice Cube)
Michael Jordan est ainsi omniprésent dans le rap américain. On dénombre plus de mille références et les plus grands rappeurs ont tous cité l’ancienne légende de Chicago à un moment donné ou un autre. Difficile de faire les comptes mais, en dehors de Jésus, il est peut-être la personne la plus évoquée dans la culture hip-hop !
Forcément, c’est la même chose dans le rap français…
« Nous c’est Jordan, Scottie Pippen, classique » (Ill)« 23, Chicago Bulls, testo de taureau #DerrickRose » (Booba)« Sur le parquet après une passe de Michael Jordan, avec les Bulls » (Akhenaton)« Psycho comme Michael face à l’arceau » (Cassidy)« Depuis que Nike a sorti des Jordan pour tout petits pieds. Les filles de soirées veulent de tout petits bébés » (Doc Gyneco)
Comme le disait Barack Obama au moment de remettre à Michael Jordan la médaille présidentielle de la Liberté, la plus haute distinction civile aux Etats-Unis, le nom de Michael Jordan est associé à l’excellence.
« Il y a une raison pour laquelle on dit de quelqu’un qu’il est le Michael Jordan de son domaine. Le Michael Jordan de la neurochirurgie, le Michael Jordan des rabbins… » avait plaisanté le président américain. Une blague mais une réalité, le Wall Street Journal ayant à l’époque répertorié les références du genre.
On trouve ainsi « le Michael Jordan des dinosaures » (le T-Rex), « le Michael Jordan des frites » (McDonald’s), « le Michael Jordan des astronautes » (Story Musgrave), « le Michael Jordan du dévorage de hot-dogs » (Takeru Kobayashi), « le Michael Jordan du Rubik’s Cube » (Shotaro), « le Michael Jordan des cultivateurs d’oignons » (Butch Peri) ou bien encore « le Michael Jordan du curling » (Kevin Martin), entre 1 505 références du genre.
En NBA, même si beaucoup de jeunes joueurs se réclament désormais logiquement davantage de Kobe Bryant ou de LeBron James, Michael Jordan reste un mythe. En particulier à Chicago.
« Il a donné à tant de générations quelque chose à poursuivre », explique DeMar DeRozan au Chicago Tribune. « Je me souviens d’avoir tiré la langue, d’avoir refait le dunk de Jordan, d’avoir voulu acheter des Jordan. Tout ce qui le concernait culturellement. Le sport tournait autour de lui, surtout ces trente dernières années. »
Même sentiment chez Zach LaVine.
« Je me souviens d’avoir regardé tous ses highlights. « Come Fly With Me ». « Michael Jordan Playground ». Évidemment, tous les enfants ont vu ‘Space Jam’. Il était l’idole de toutes les idoles. Je ne pense pas que quiconque puisse approcher son héritage ou sa grandeur … J’ai dit plusieurs fois qu’il était presque comme une créature mythologique. Est-ce qu’il a vraiment existé ? Certaines de ses stats, vous revenez en arrière pour regarder ses highlights, et c’est comme si vous vous disiez : ‘Je ne sais pas si ce type était réel' ».
Une usine à mèmesMais alors que le mythe semblait s’assoupir, et prendre un peu la poussière sur l’étagère des gloires du passé, « The Last Dance » est venu rappeler le pouvoir qu’exerçait, et qu’exerce toujours Michael Jordan sur les imaginations.
Même s’il a quitté les terrains NBA il y a désormais vingt ans, avant donc l’arrivée des réseaux sociaux, il fait partie de la culture numérique actuelle. Les mèmes (« Crying Jordan », « And I Took That Personally »…) ont proliféré et sont désormais utilisés au quotidien, pour réagir à tous les types d’informations et de situations.
Bien sûr, la popularité de Michael Jordan n’est plus la même qu’à la fin des années 1990, alors que « Space Jam » avait biberonné une génération d’enfants, l’arrière de son crâne chauve qui s’affichait dans un centre commercial de Los Angeles était plus reconnaissable, pour les consommateurs locaux, que les visages de Bill Clinton et Jésus…
Par ses exploits sur les terrains de la NBA et des Jeux olympiques, bien sûr, par la façon dont il a représenté tant de choses, parfois même contradictoires, pour les gens du monde entier, « His Airness » fut l’un des rares athlètes à complètement dépasser le cadre du sport.
Symbole de l’excellence dans son domaine et de la réussite individuelle dans un sport collectif, symbole d’une NBA renaissante, symbole local du patriotisme et de valeurs chères à l’Amérique de l’ère Reagan (travail, persévérance…), symbole dans le monde du rêve américain et de l’ouverture des Etats-Unis (grands vainqueurs de la Guerre froide), symbole de la lutte aussi contre la pesanteur. Chacun avait sa raison d’être « comme Mike » (Be Like Mike).
De quoi faire de Michael Jordan une icône culturelle toujours majeure, quasiment mythologique, au point que « Air », le film de Ben Affleck sur sa signature chez Nike, peut se permettre de ne même pas le représenter. Son « absence efficace » façonne encore tout l’univers autour de lui. La définition même de la transcendance.