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Julie Doucet, Grand Prix du Festival d'Angoulême 2022

Julie Doucet Grand Prix du Festival dAngoulême 2022
Depuis 2016, suite à un appel au boycott conduit par le “Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme” réagissant au fait que le Festival d’Angoulême n’avait proposé aucune femme da…

Depuis 2016, suite à un appel au boycott conduit par le “Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme” réagissant au fait que le Festival d’Angoulême n’avait proposé aucune femme dans la liste des trente prétendants au “Grand Prix” soumise au collège des votants (composé depuis deux ans par l’ensemble des auteurs et autrices francophones – texte / dessin / couleur – de bande dessinée), l’élection se fait selon le protocole suivant, en deux temps. Le premier consiste à proposer, sans ordre de préférence, trois noms d’auteurs ou d’autrices que l’on “souhaite récompenser pour l’ensemble de leur œuvre et leur empreinte sur l’histoire de la bande dessinée”. Les trois noms arrivés en tête sont ensuite remis en compétition pour un second tour. Cette année : Pénélope Bagieu, Julie Doucet et Catherine Meurisse. En 2021, la première et la troisième étaient déjà arrivées au second tour, mais avaient dû s’incliner face à Chris Ware. Cette année, l’attributaire du “Grand Prix” est Julie Doucet – géniale outsider.

Tout le monde aura souligné (et dans l’ensemble se sera réjoui) qu’en l’absence de candidat de sexe masculin, une femme devait forcément gagner l’élection ; mais, à mon sens, ce qui importe avec le fait que ce soit Julie Doucet (non que le choix de Catherine Meurisse m’aurait déplu, il est d’ailleurs probable qu’elle finisse par l’obtenir prochainement), ce n’est pas parce qu’il fallait absolument rééquilibrer la longue suite des Grands Prix (même si elle n’est que la quatrième femme sur un peu plus d’une cinquantaine de noms, ce qui est proprement hallucinant), mais parce qu’elle représente pleinement, et ce depuis plusieurs décennies, le meilleur de la bande dessinée en tant qu’art du terrain vague qui agit à l’écart des grandes routes où les industries culturelles paradent et où les chiffres de vente tiennent lieu de missel. Sa table à dessin est un espace de résistance où se dépose l’intime, sans limite, mais non sans pudeur.

Pour beaucoup, Julie Doucet symbolise une manière d’être éthique, à rebours de tout carriérisme. Elle est celle qui, par son trait, et par son esprit, a fait bouger les lignes au passage des années 1980 aux années 1990, même si elle a arrêté depuis un bon moment de fournir des planches. La bande dessinée n’est pas seule. Il est de moins en moins rare que ce qui est, plus qu’un genre, une forme, se frotte à divers domaines limitrophes, expérimentant des dialogues avec les arts plastiques, la poésie, le cinéma (etc.), tout en demeurant elle-même, en pleine conscience qu’une pratique fermée sur elle-même ne peut qu’agonir. Pour une fois, nous pouvons être fiers d’appartenir au petit peuple foutraque des “professionnels de la profession.” Il est probable que l’édition récente de Maxi Plotte à L’Association n’y soit pas pour rien dans l’attribution du Grand Prix 2022 du FIBD d’Angoulême à cette autrice née en 1965 à Montréal. Ce livre, incontournable, nous en avions parlé ici-même, le 8 décembre 2021, dans “Constellation d’automne (7)” (où il était par ailleurs aussi question du dernier livre de Catherine Meurisse). Nous reprenons ci-dessous les quelques lignes qui lui avaient été consacrées.

Maxi Plotte est le rassemblement, ordonné de manière à peu près chronologique, de la quasi-totalité des planches parues dans Dirty Plotte, le comix de Julie Doucet paru sous forme de fanzine, avant d’être édité par Drawn & Quarterly à Montréal de 1990 à 1998. La conception éditoriale et graphique de cet épais volume a été confiée à Jean-Christophe Menu qui fait ainsi son retour à L’Association, dix ans après avoir quitté cette maison d’édition qu’il avait cofondée en 1990. Comme on pouvait s’en douter, ce livre, qui bénéficie d’une fabrication irréprochable, est pure merveille : l’ouvrant à n’importe quelle page, on est sidéré par la force qu’il dégage. Écoutons Jean-Christophe Menu qui en signe (aussi) l’Introduction : La rencontre avec Julie Doucet s’est faite “grâce au plus « passeur » des libraires, qui à l’époque est internet à lui tout seul : Jacques Noël. […] Quand ce jour de février ou mars 1990 il me met ce fanzine-là dans les pattes, il doit fort bien savoir qu’il actionne une affinité élective de haut volt et de longue durée ! Le zine en question est un petit format A6 en photocopie agrafée, 28 pages, couleurs pour la couv, noir & blanc pour l’intérieur, 100 exemplaires, éditions S2L’Art. Ça ressemble à maints graphzines d’alors, même si leur vogue s’essouffle, mais c’est narratif. Une case par page mais c’est de la bande dessinée. Le récit principal s’appelle « Oh la la j’ai fait un drôle de rêve », by Julie Doucet 1989. Et je n’en reviens pas. Une fille !? Qui fait ça ? Et c’est un récit de rêve ! Mais ce trait ! Mais ces hachures ! Mais cette histoire !! C’est un choc comme j’en aurai peu dans ma vie.”

Maxi Plotte © Julie Doucet / L’Association

Il faut dire qu’en France, cette année-là (1990), on ne rencontrait encore que peu de femmes dans le milieu de la BD. Certes, Claire Bretécher était depuis des années une “star” ; et bien entendu, Nicole Claveloux, Florence Cestac, Jeanne Puchol, Chantal Montellier, Olivia Clavel, par exemple (pour ne citer que les Françaises), avaient sorti des albums mémorables au cours de la décennie précédente. Mais on remarque aussi que les sept cofondateurs de L’Association étaient tous de sexe masculin. Aujourd’hui les choses ont changé. On s’apercevra, en lisant cette petite suite de lectures [“Constellation d’automne (7)” chroniquait cinq autrices et cinq auteurs], que la parité est acquise sans qu’il n’y ait eu besoin de la rechercher. Bref, en 1990, alors que le premier (et unique) numéro de Labo, qui vient d’être publié par Futuropolis, ne présente les travaux graphiques que d’une seule dessinatrice (Joëlle Jolivet), Jean-Christophe Menu est sidéré, non seulement par la qualité du dessin de Julie Doucet, mais aussi par son audace et sa maturité : “la première impression, c’est que ça ne ressemble à personne. Tout est au point, tout est en place, tout est équilibré, et il y a une force là-dedans qu’on ne connaît pas, qu’on n’attendait pas.” Il prend aussitôt contact avec elle et la rencontre, qui s’opère tout d’abord à distance, se passe bien. Julie Doucet se montre modeste : “Je t’envoie plein de Dirty Plotte… Mais c’est pas la super classe… C’est même dans le très rudimentaire…” Ce qui a don de renforcer l’enthousiasme de Menu : “Pas la super classe… Ha ha ha ! Tu parles ! Je suis sur le cul. J’ai jamais vu ça.” Il ne songe plus alors qu’à publier la Canadienne à L’Association, tant elle est “en total diapason” avec eux. Un premier livre est annoncé pour Angoulême 1991 sous le titre de Charming Periods (“Merveilleuses règles” – notons au passage que Dirty Plotte signifie “Zézette sale”). Mais pour diverses raisons, le livre ne pourra être prêt à temps. Menu reconnaît, a posteriori, que “c’était trop tôt pour Julie. Elle avait le trac pour un livre aussi rapidement goupillé et publié. Après, dit-il, j’ai appris à connaître [sa] timidité, aux antipodes de la liberté que son alter ego exhibe dans ses pages : Julie est timide, très timide, et je vais apprendre à connaître ses silences qui veulent dire « non ».” Il faudra attendre 1996 pour qu’un premier recueil de ses bandes dessinées soit enfin publié à L’Association sous le titre Ciboire de Criss ! En 1998, ce sera Changement d’adresses ; en 1999, Monkey and the Living Dead ; et en 2000, L’Affaire Madame Paul. Les premier et troisième, ainsi que les 36 premières pages du deuxième, sont réédités dans Maxi Plotte – le formidable, mais bien trop long Journal de New-York (54 pages dans Changement d’adresses), et L’Affaire Madame Paul, le seul des quatre qui soit à mon sens dispensable, en étant exclus.

© Julie Doucet / L’Association

Ce choc que Menu a éprouvé, je l’ai pour ma part ressenti un peu plus tard, à la sortie de Ciboire de Criss !, découvert par hasard à la librairie La Hune, à proximité immédiate du rayon arts plastiques où j’ai mes habitudes. En 1996, ça faisait déjà quelques années que je m’étais dépris de la bande dessinée, me contentant de me tenir vaguement informé ou d’acheter les nouvelles publications des quelques auteurs et autrices que je suivais depuis longtemps. Mais à peine ouvert Ciboire de Criss !, j’ai compris que je ne pourrais pas quitter la librairie sans l’acheter. Un quart de siècle a passé. Relire ces pages dans Maxi Plotte remue en moi quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la nostalgie d’un temps passé, mais de retrouvailles avec un présent toujours actif. Si elle n’a pas inventé le concept d’autobiographie dessinée, elle l’a porté à un de ses sommets. Et elle aura été une des plus grandes rêveuses de l’histoire de la bande dessinée, une exploratrice de l’autre scène qui a acquis d’emblée une place d’honneur dans le Théâtre de la Mémoire, ce qui est quand même autre chose que d’être intronisé(e) au BD Hall of Fame [d’une certaine manière, elle l’est maintenant ! Preuve qu’il y a encore trois mois, je n’imaginais pas que ce miracle pouvait se produire].

Julie Doucet a arrêté la bande dessinée à la fin du siècle dernier. Depuis vingt-et-un ans, en dehors de sa participation (en collaboration avec Max) à Comics 2000, L’Association a publié son Journal en 2004 – une page par jour du 1er novembre 2002 au 6 novembre 2003 –, puis en 2006 ses collages et montages poétiques dans le n°2 de L’Éprouvette, sous le titre un peu ironique : [la BD] Peut-on en sortir ? Maxi Plotte propose en fin de parcours un entretien réalisé en 2017 par Christian Gasser à l’occasion d’une exposition de Julie Doucet à Lucerne, en Suisse, où elle prend le temps de s’expliquer sur cet arrêt : “En 1999, j’étouffais. Je me sentais à l’étroit sur une page de bande dessinée… […] Et j’ai eu envie d’essayer autre chose, par exemple refaire de la gravure. […] Mais aussi, je dois dire, j’étais fatiguée d’être entourée rien que d’hommes. […] En bande dessinée, c’est vraiment des geeks ! Les hommes sont… des nerds ! Des gens assez obsessifs, qui ont tendance à ne pas s’intéresser à beaucoup d’autres choses qu’à la bande dessinée. C’est un gros cliché, c’était pas à 100% comme ça non plus, mais… non. J’y arrivais plus.” Cependant, l’empreinte de son bref passage – une douzaine d’années à produire de la bande dessinée – fait qu’elle est devenue, presque malgré elle, une “classique”. Et en effet, Maxi Plotte a été sélectionné pour le “Prix du Patrimoine” au festival d’Angoulême 2022 [résultat, le samedi 16 mars en fin d’après-midi]. À quoi il faut ajouter, depuis le 16 mars 2022, “Grand Prix” d’Angoulême, succédant à Chris Ware et à tant d’autres, dont Robert Crumb, Nikita Mandryka, Willem, Bill Waterson et Claire Bretécher.

Julie Doucet, Maxi Plotte, L’Association, novembre 2021, 400 p., 35 €

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