La dernière soirée de Joséphine Baker
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Le 9 avril 1975, Joséphine Baker éblouit le Tout-Paris, dans un spectacle à Bobino qui sera son dernier : la grande dame s’éteindra quelques jours plus tard, à 68 ans. Récit d’une soirée mémorable alors que l’artiste et militante entrera au Panthéon le 30 novembre.
Les quelques mots occupent une bonne moitié de la page. « Joséphine Baker sait [sait est souligné]. Elle sait chanter, danser et parler. Et le tout avec beauté, humour et générosité. Le terme un peu galvaudé de « grande dame » retrouve enfin son sens, avec elle. » De la même écriture nerveuse, un nom se détache : Françoise Sagan.
Parmi d’autres textes, signés Ionesco, François Billetdoux, Tino Rossi, celui-ci a été reproduit dans le programme distribué à l’entrée de Bobino. Et il y a foule, devant le music-hall de la bien-nommée rue de la Gaîté : à bientôt 69 ans, alors qu’on la pensait perdue pour la scène, Joséphine Baker est à l’affiche.
Hier, 8 avril 1975, le Tout-Paris se pressait à la première : Alain Delon, Sophia Loren, Grace de Monaco, Mireille Darc, Mick Jagger, Jeanne Moreau, Pierre Balmain… Qui démentirait Sagan ? Oui, on en a soupé des « grandes dames », on a même tellement abusé du qualificatif qu’on a fini par le rapetisser. Mais cette femme-là lui redonne tout son lustre. Grande, Joséphine Baker l’est par son talent, ses audaces, sa générosité, sa dinguerie douce, parfois furieuse.
Grâce de Monaco, une mécène, une amieEt sa vie entière, aventure folle et tellement plus admirable que ce à quoi on la réduit trop souvent aujourd’hui : une chanson, J’ai deux amours, et une image vieille d’un siècle, une femme noire quasi nue, portant une ceinture de bananes… Car si Joséphine endossa les clichés d’un pays alors fier de ses colonies, ce fut pour mieux les envoyer valser au rythme fougueux de ses déhanchements.
Le spectacle raconte cela, entre autres, dans une suite de tableaux chantés et parlés. Il ne fut pas simple à monter. À son âge, avec sa réputation d’artiste exigeante – voire difficile –, ses problèmes de santé – dont des malaises cardiaques à répétition –, son sens très approximatif des contraintes matérielles – qui l’a conduite à la banqueroute –, et des modes musicales qui ont bien changé depuis ses premiers succès, les producteurs ne se sont pas précipités. Les assureurs ont passé leur tour.
Joséphine Baker, la châtelaine arc-en-ciel SortirÀ vrai dire, sans le soutien moral et financier de la princesse de Monaco, le spectacle n’aurait pas vu le jour. D’ailleurs, où serait Joséphine aujourd’hui ? Quand elle s’est retrouvée à la rue en 1969, expulsée de son château de Dordogne pour trop de factures impayées, c’est Grace, déjà, qui lui a offert un refuge : une villa, à Roquebrune, où elle a pu débarquer avec ses douze enfants adoptés – de toutes origines et de toutes couleurs.
Et c’est à Monaco, toujours avec l’appui de la princesse, que cet inattendu retour scénique s’est concrétisé, en 1974, avec quarante-six danseurs et un grand orchestre. Grace – qui fut Kelly, avant d’être de Monaco – est elle aussi née aux États-Unis, elle a connu la vie d’artiste, elle voue à Joséphine une amitié sans faille.
![KEYSTONE-FRANCE 04/15/1975, In Paris, during the funeral procession for Josephine BAKER, Parisians gathered in front of BOBINO Music hall to pay their final respect to the celebrity singer.The hearse headed toward the church of the Madeleine, first stopping in front of the theatre where the actress performed her](/thumb/phpThumb.php?src=https%3A%2F%2Ffocus.telerama.fr%2F1000x740%2F2021%2F11%2F18%2F3d0a081_284989740-grk3577891.jpg&w=728&hash=9d2a072d71faae98b5525fc5ce3bdcbd)
04/15/1975, In Paris, during the funeral procession for Josephine BAKER, Parisians gathered in front of BOBINO Music hall to pay their final respect to the celebrity singer.The hearse headed toward the church of the Madeleine, first stopping in front of the theatre where the actress performed her
KEYSTONE-FRANCE
À Paris, la prudence des producteurs oblige à réduire un peu la voilure. La chanteuse n’a plus « que » vingt-neuf danseurs, une dizaine de musiciens, une poignée de comédiens pour lui donner la réplique lors des saynètes qui ponctuent la soirée. Le poète Bernard Dimey en a écrit les textes. Ils retracent donc l’épopée, à peine croyable et en tout cas unique, de cette fille du Missouri née en 1906 au sein d’une famille miséreuse, dont la grand-mère avait été esclave.
Joséphine Baker sera la première femme noire à entrer au Panthéon et ça nous enchante Musiques 1 minute à lireL’histoire d’une enfant qui adorait la danse, et faisait preuve en la matière de facultés hors norme ; qui avait pris la route dès ses 14 ans avec une troupe de rue, jusqu’à atteindre Broadway. Douée d’un charisme si fort qu’elle allait devenir, à 19 ans, la vedette d’un spectacle conçu pour la France : la Revue nègre. Et ainsi, à l’automne 1925, au Théâtre des Champs-Élysées, dans un décor de savane et tout juste vêtue d’un pagne (les bananes arriveront plus tard), une inconnue dont le nom ne figure même pas sur l’affiche gagnera le statut de vedette à la stupéfaction générale.
Meneuse de revue exotique et burlesque, puis totalement glamour. « Je me suis sentie libérée à Paris », disait-elle. Elle s’y sentit en tout cas chez elle à une époque où persistaient les expositions coloniales, mais où, aussi, artistes et intellectuels se pressaient au Bal nègre, un club consacré au jazz et aux musiques antillaises.
Sur la scène de Bobino, Joséphine Baker se rappelle. Cinquante ans de carrière et de combats. Les robes phénoménales de plumes et de paillettes créées pour l’occasion n’ont plus grand-chose à voir avec les costumes des débuts… et encore moins avec son uniforme de guerre ! Car elle fut aussi cela : une résistante, et même un agent de liaison, faisant passer les messages dans ses partitions (ou dans son soutien-gorge), sillonnant l’Afrique du Nord et le Proche-Orient en jeep, en dépit d’une santé qui commence à la trahir.
Joséphine lève les bras, les hourras fusentElle fut aussi, après guerre, une infatigable militante contre un racisme qu’elle continua elle-même de subir en dépit de la gloire. Tout est resté vivace en elle, mais ce soir, l’heure n’est plus à la lutte, il est à la fête. D’une voix précise, teintée de cet accent américain qui ne l’a pas quittée, elle lance le final, Paris Paname, chanson hommage au public. « Paname, avec mes deux amours, il a suffi d’un jour pour ta conquête. Alors, merci Paris… » Joséphine lève les bras, les hourras fusent. Une fois encore, elle a gagné.
Reviens Joséphine ! Sortir Daniel ConrodLa tournée qui s’annonce lui permettra-t-elle de racheter le château qu’elle avait choisi pour sa « tribu arc-en-ciel » ? D’abord, il faudra rechanter demain. Pourtant, le 10 avril 1975, Joséphine Baker ne viendra pas. On la trouvera inconsciente dans son lit, avec, dit-on, les coupures de presse qui saluaient son retour. Transportée à la Pitié-Salpêtrière, elle mourra deux jours plus tard des suites d’une hémorragie cérébrale.
Des milliers de Parisiens assisteront à ses obsèques, en l’église de la Madeleine. Sur le trajet, le corbillard passera dans une rue de la Gaîté soudain endeuillée. Ultime pied de nez d’une femme à qui on peut bien, aujourd’hui encore, être reconnaissant pour tant de panache : le fronton de Bobino portait encore son nom.