Jean-Louis Trintignant : une vie mélancolique et solaire
Jean-Louis Trintignant s'est éteint à 91 ans, vendredi 17 juin. Retour sur la vie de l'acteur, un des plus sombres et lumineux de sa génération.
« J’ai connu le bonheur, mais ce n’est pas ce qui m’a rendu le plus heureux. » De cette phrase extraite du « Journal » de Jules Renard, qu’il a lu et relu et qu’il a joué sur scène, Jean-Louis Trintignant aurait pu faire une maxime : elle semble résumer sa vie. Exister fort, risquer, jouir et souffrir pour remplir une existence qui, même longue de neuf décennies, aura passé si vite entre amours et deuils, explorations et renoncements. Des malheurs pour magnifier le bonheur. Oui, cette phrase de Jules Renard, c’est peut-être exactement Jean-Louis Trintignant, homme complexe et tourmenté qui disait : « Toute chose n’existe que par rapport à son contraire. » Alors, pour comprendre Trintignant, il faut d’abord s’intéresser à Jean-Louis, remonter à l’enfance, chercher la faille, les oppositions qui l’ont construit jusqu’à le transformer, lui, l’introverti viscéral, en charmeur, l’un des acteurs les plus sombres et lumineux de sa génération.
« Je viens de la Provence austère. » Jean-Louis Trintignant naît le 11 décembre 1930 à Piolenc, dans le Vaucluse, tout près d’Orange. La famille est catholique, mais la région est terre d’accueil des protestants, dont il a toujours affectionné la froideur. Durant la Seconde Guerre mondiale, ses parents sont arrêtés. Raoul, le père, emprisonné aux Baumettes, à Marseille, et libéré à la fin du conflit, sera fêté en héros de la Résistance. Claire, la mère, sera tondue parce qu’elle aurait couché avec son geôlier allemand. Ses parents sont saufs, mais le traumatisme est sévère. Il n’a que 14 ans – deux ans de moins que son frère, Fernand – quand la famille se retrouve et que son père lui jette au visage cette phrase qui va le marquer pour toujours : « Comment as-tu pu laisser faire ça?» On survit à tout, y compris à la honte.
Le temps passe, efface les moments si compliqués. Ou pas. Pour évoquer son enfance et son adolescence, Jean-Louis Trintignant a souvent mentionné la mélancolie et la solitude comme compagnes de jeu. Des envies répétées de mourir, aussi. Latentes, pas vraiment comprises. Cette forme de tristesse est son trait de caractère. De son père, entrepreneur, un temps maire socialiste (SFIO à l’époque) de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard, il a gardé le cœur à gauche. De sa mère, le goût du drame. Cette bourgeoise originale, qui l’a habillé jusqu’à l’âge de 5 ans comme la fille qu’elle aurait préféré avoir, connaissait parfaitement toutes les œuvres de Racine et de Corneille. Entre les deux influences, Jean-Louis balance. Alors que, sous la pression paternelle, il se destine à des études de notaire, le 11 décembre 1949, jour de ses 19 ans, il assiste à Aix- en-Provence à une représentation de « L’avare » dans une mise en scène de Charles Dullin. Il est ébloui. Tant de simplicité au service du texte... Dire et partager, donner. Ce timide hors norme a trouvé sa vocation en même temps que donné un sens à sa vie, et se rapproche des chimères de sa mère. « Paysan avant tout », comme il s’est toujours revendiqué, il est le premier de sa famille à monter à Paris. L’aventure peut commencer.
«Ô rageu, ô désespoireu...» En débarquant dans la capitale, il lui faut d’abord, à force de cours de diction, gommer son accent méridional et, ainsi, faire taire les rires qui accompagnent chacune de ses auditions. Il ne se découvre pas de facilités mais ne lâche rien. On veut le décourager... on l’encourage. Il avance lentement, travaille beaucoup, joue la tête baissée, se parle à lui-même. Il devine bien qu’il faudrait tout extérioriser, mais il est encore recroquevillé. Cette timidité maladive deviendra au fil des ans un atout, une signature, un style en forme de distanciation flirtant avec l’effacement. Une présence énorme, finalement. Il fait ses débuts au théâtre en 1950. En 1952, il intègre le Théâtre national populaire de Jean Vilar, où il passe deux années à beaucoup apprendre et à jouer peu. Le TNP est alors un vivier où les talents grouillent. Il y a là Georges Wilson, Philippe Noiret, Monique Chaumette, Maria Casarès, Jean Topart, Suzanne Flon, Charles Denner. Maurice Jarre compose les musiques des spectacles. Et il y a, bien sûr, Gérard Philipe, que Jean-Louis trouve éblouissant de beauté, d’audace et de liberté. Un héros qui restera comme une idole intouchable. Par respect pour lui, comme si personne ne pouvait plus prétendre à l’aura nécessaire, Trintignant, qui a si bien incarné Hamlet, a toujours refusé d’endosser le rôle du Cid.
Cette aura, Jean-Louis ne l’a pas encore au début des années 1950. Et ce n’est pas sur les planches qu’il va d’abord se la forger, mais à travers une histoire d’amour. Elle a pour cadre le cinéma, où il fait ses débuts en 1956. Alors qu’il est marié avec Stéphane Audran, rencontrée aux cours de théâtre, Trintignant tourne son troisième film. Outre le retentissement mondial de « Et Dieu... créa la femme », c’est la liaison qui débute entre Jean-Louis et Bardot, épouse de Vadim, le réalisateur, qui le propulse sous les feux des projecteurs. Une publicité que ce pudique vit très mal. Mais il est appelé en Algérie. Autre guerre, autre traumatisme auquel il échappe, mais il fait trente et un mois de service. De ce trou noir, il ressort pour comprendre que Bardot l’a remplacé par un chanteur survolté nommé Gilbert Bécaud. Blues et mauvaise passe. Les femmes, l’amour, tout n’a pas forcément été simple. En 1986, dans Paris Match, il confie à Sabine Cayrol : « Je ne me suis pas guéri de l’amour. Mais s’il devenait compliqué, je vivrais seul. Je sais que je peux vivre seul. Maintenant, je m’arrange avec l’amour. J’ai vécu des heures douloureuses que je ne veux pas revivre. »
En 2019, dans « Les plus belles années d’une vie », son personnage, dont la mémoire s’efface, confie avec une délicatesse qui lui ressemble tant : « J’ai été joli et les femmes m’aimaient parce que j’avais une grande bouche.» Les conquêtes ont-elles été nombreuses ? Il ne l’a jamais dit. Les « officielles» se comptent sur les doigts d’une main. Stéphane Audran est devenue Mme Chabrol ; B.B., Mme Charrier. En 1961, il épouse Nadine, avec qui il aura trois enfants, Marie, Pauline et Vincent. Douze ans plus tard, sur le tournage du film « Le train », Jean-Louis vit une passion amoureuse avec Romy Schneider. Quant à Nadine, elle finira par le quitter pour vivre avec le réalisateur Alain Corneau. Et puis il y aura Marianne Hoepfner, pilote automobile épousée en 2000. Ils se sont rencontrés en 1979, sur un rallye au Sahara. «Ce jour-là, dit-elle, j’ai compris que nous étions faits pour rouler ensemble.» Leurs routes ne se sont plus séparées. Une voiture, un coup de foudre... Retour au cinéma. Flash-back.
Nous sommes en 1966. Le bolide est une Ford Mustang, l’actrice s’appelle Anouk Aimée. Alors qu’il a déjà une trentaine de films à son actif, dont « Le fanfaron » et «Compartimenttueurs», Jean-Louis Trintignant tourne «Un homme et une femme» sous la direction de Claude Lelouch. Une petite production réalisée très vite et, à l’arrivée, un chef-d’œuvre, une Palme d’or, deux Oscars, quatre nominations aux Golden Globes pour un trophée obtenu. Cette romance «chabadabada» est le grand tournant de la carrière de Trintignant. Après la sortie du film, les propositions de scénarios sont multipliées par vingt. Son salaire, par cinquante.
En 1955, le jeune inconnu snobe le patriarche GabinJean-Louis Trintignant n’a jamais été notaire. Il s’est enrichi d’une autre façon. En allant vers les autres, en devenant un passeur d’histoires et d’émotions. Il s’est confronté aux grands auteurs de théâtre: Shaw, Ionesco, Clavel, Green, Shakespeare, Giraudoux, Renard, Apollinaire, Prévert, Vian. Mais aussi à quelques maestros du septième art: Costa-Gavras, Chabrol, Truffaut, Clément, Haneke, Chéreau, Scola, Lelouch, Rohmer, Bertolucci, Audiard, Kieslowski, Risi, Enrico. Certes il a gagné de l’argent, et même beaucoup quand, au début des années 1970, il est entré dans le club très fermé des acteurs rémunérés plus de 1 million de francs par film. Il lui est arrivé d’accepter des projets pour le fric qui paierait ses impôts, il ne s’en est jamais caché, mais il a aussi payé de sa poche pour jouer dans « Ma nuit chez Maud », de Rohmer. Plus de 130 films et une quarantaine de pièces en soixante-dix ans, c’est une addition d’expériences, la marque des géants qui demeurent captivants malgré l’âge, le temps qui passe, les modes qui s’effritent. La beauté singulière a fait place à une belle singularité. Faire carrière n’a jamais été son ambition. Il a toujours abhorré le mot et l’idée. La liste courte mais incroyable des films qu’il n’a pas acceptés vaut d’ailleurs le détour.
En 1955, Trintignant snobe «Voici le temps des assassins», de Duvivier, à cause de Gabin, dont il n’apprécie pas les méthodes patriarcales. C’est Gérard Blain qui s’y colle. Le « vieux » n’oubliera pas et l’écartera du casting de « Mélodie en sous-sol » au profit de son « môme Delon ». Tant pis. En 1960, Trintignant décline «La vérité», de Clouzot, avec Bardot, pour que la presse ne s’empare pas à nouveau de leur histoire d’amour. Sami Frey décroche le rôle et une romance avec B.B. en bonus. Qu’importe! Plus tard, il refusera aussi une proposition de Bertolucci parce que sa fille, Marie, 9 ans, tombée sur le scénario, ne veut pas qu’on lorgne son papa tout nu à l’écran: c’est «Le dernier tango à Paris», Marlon Brando prendra sa place. Comme le feront Donald Sutherland dans « Casanova », Dennis Hopper dans « Apocalypse Now », François Truffaut dans « Rencontres du troisième type»... Fellini, Coppola et Spielberg avaient d’abord pensé à lui. Outre ces choix qui donnent le tournis, le constat est évident : pour pallier l’absence de Jean-Louis Trintignant, il faut du talent.
Mais la compétition entre acteurs, la comparaison d’œuvres différentes n’ont jamais été son moteur. Il a remporté, entre autres, l’Ours d’argent du meilleur acteur à Berlin pour «L’homme qui ment» en 1968, un Prix d’interprétation à Cannes pour «Z» en 1969, et un César du meilleur acteur pour «Amour» en 2013. Il n’est allé chercher aucune de ces récompenses. Longtemps joueur de poker affûté, Jean-Louis Trintignant a parfois tenté de s’oublier, de prendre des vacances de lui-même, de rester à distance de tout. Il a essayé quelques drogues, s’est lancé dans la course automobile pour tenter de marcher sur les traces de son oncle Maurice. Mais aussi dans la vigne avec son côtes-du-rhône, Rouge Garance, hommage à Arletty, et dans la culture des oliviers, près d’Uzès, où il s’était retiré. Il est toujours revenu à l’écran, là où sa «jolie bizarrerie», pour paraphraser Apollinaire, s’est le mieux exprimée. « J’aime être un antihéros, les héros ne sont pas très excitants. Parce que je suis gentil, j’adore jouer les salauds.»
Chaque soir, il dédie un poème à MarieOui, toute chose chez Jean-Louis Trintignant n’a existé que par rapport à son contraire. Comme la vie se définit par la mort. À travers les êtres aimés disparus trop tôt, elle a jalonné son chemin, le laissant avec des blessures à vif, des brûlures à petit feu. Il y eut d’abord Fernand, son frère aîné, disparu d’un cancer des poumons à l’âge de 41 ans. « Pourquoi lui et pas moi? C’est injuste», dira-t-il. Puis Pauline, sa fille cadette, qu’il découvre morte dans son berceau à 9 mois, alors qu’il est à Rome, en famille, sur le tournage du «Conformiste». De ce drame, Nadine Trintignant tirera deux ans plus tard «Ça n’arrive qu’aux autres», avec Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni, une tentative de faire le deuil, d’exorciser la douleur. Enfin, il y a eu Marie, morte à Vilnius sous les coups de son compagnon, Bertrand Cantat , au cœur de l’été 2003, alors qu’elle était «Colette, une femme libre» sous la direction de sa mère. Marie, qui lui avait donné quatre petits-fils, Roman, Paul, Léon et Jules. Marie, avec qui il avait tourné huit films. Marie, adoptée comme son frère Vincent, avec l’accord de Jean-Louis, par le réalisateur Alain Corneau, compagnon de Nadine depuis tant d’années. Marie, fille chérie, amour passion irremplaçable. «Je suis mort avec elle», dira-t-il . Il a culpabilisé de ne pas s’être rendu en Lituanie plus tôt pour la sauver. La phrase de son père a peut-être resurgi, résonné en écho : « Comment as-tu pu laisser faire ça ? »
Face à l'âge, son ironie reste élégante : «J'adore quand je dors, j'oublie que je suis vieux et aveugleDans « Ma fille, Marie », publié dans l’urgence en octobre 2003, Nadine Trintignant raconte : « Raidi de désespoir, il me regardait et, dans son regard, il y avait Pauline. Il y avait: “Pas deux fois. Pas Marie. Ce n’est pas possible !” » Elle raconte encore dans cette longue lettre adressée à sa fille : « Depuis quelques années, quand tu parlais de lui, il semblait qu’il était un peu devenu ton grand fils. Jean-Louis perdait sa fille en même temps que sa seconde maman. » La tragédie des tragédies. Jean-Louis a continué à dire des poèmes comme Marie et lui le faisaient sur scène. Des mots beaux partagés. Il s’y est réfugié. En 2017, il annonce être atteint d’un cancer de la prostate, confie se soigner peu, attendre. Exprime une distanciation ironique comme une forme d’élégance suprême : « J’adore quand je dors, j’oublie que je suis vieux et aveugle.» Il donne ses derniers spectacles, ultimes adieux de celui qui est souvent parti, revenu. Il ne voit plus, mais sa voix qui vient des profondeurs se pose sur des notes argentines et mélancoliques d’Astor Piazzolla. Chaque soir, il dédie à Marie «La marche à l’amour », du Québécois Gaston Miron : « [...] Tes yeux de paille et d’or seront toujours au fond de mon cœur. Et ils traverseront les siècles. Je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi. Lentement je m’affale de tout mon long dans l’âme [...] » Les mots des autres pour exprimer ses propres maux, indicibles, gardés au fond de lui, comme toujours.
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Le réalisateur Michael Haneke, qui l’a dirigé deux fois à la fin de sa vie, confesse l’avoir admiré au même titre qu’il vénérait Brando. « Ils gardent un secret qui ne sera jamais déchiffré. Les plus grands possèdent cette caractéristique. » Haneke, adoubé par Trintignant comme le plus grand metteur en scène jamais rencontré, raconte qu’il n’aurait pas pu tourner « Amour » sans Jean-Louis : « Ce rôle requérait une humanité profonde, chaleureuse, qualité qu’il est impossible de jouer. Il faut la porter en soi, la vivre. »
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Jean-Louis Trintignant, tragédien dans l’âme comme sa mère l’avait été, aurait aimé jouer un texte de Dostoïevski pour témoigner de l’enthousiasme et du désespoir qui se dégagent de son œuvre. Ou encore incarner le vieux roi Lear, le plus sombre et le plus tourmenté des héros shakespeariens. Mettre en lumière la face obscure de l’être humain comme si, oui, ce n’était pas forcément le bonheur qui rend le plus heureux, mais l’humanité et ses douleurs. Jean-Louis Trintignant a enregistré des centaines de fois «Le bateau ivre», d’Arthur Rimbaud, sans en faire état, pour se frotter à ce poète écorché vif. Il a, à chaque reprise, tenté de mettre une exigence totale au service de tant de souffrances exprimées; il n’a jamais été satisfait. A-t-il effacé ces enregistrements? Reste-t-il une trace de cette voix si particulière qui raconte tant de Rimbaud et de lui, tous deux fuyant la vie? On l’entend presque déclamer ces quelques vers comme une oraison funèbre, et on en frissonne : « Mais, vrai, j’ai trop pleuré! Les Aubes sont navrantes. / Toute lune est atroce et tout soleil amer: / L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. / Ô que ma quille éclate! Ô que j’aille à la mer!» Tout Trintignant en quatre vers sublimement désespérés.