Jean-Claude Carrière, une vie de rêves
Déjà, les souvenirs se pressent, en vrac. Le voici sortant d’un taxi, à l’aéroport de Pékin, vagabond perpétuel, une maigre valise à la main, en cet hiver 1987, prêt à repartir à Paris, s’arrêtant pour échanger quelques mots emportés par un vent chargé de poussière et de suie : « Sais-tu qu’à l’école de cinéma de cette ville, ils enseignent tout, la caméra, la diction, le jeu, le décor, même le maquillage, mais pas le montage ? La Chine est un lieu étonnant. Ils ne montent pas leurs rêves… » Affable, souriant, un pied dans le caniveau, un autre quasiment sur l’aile de l’avion. Jean-Claude Carrière me parle du frère de l’empereur de Chine, encore vivant, dernier vestige humain d’un temps disparu. Puis Carrière s’engouffre dans le hall, et il ne reste qu’un tourbillon grêle, laissé par le génie de la lampe magique, comme dans les « Mille et Une Nuits ».
Le voici en mars 1975, dans la salle des Champs-Elysées, en compagnie de Milos Forman, lors de la sortie de « Vol au-dessus d’un nid de coucou ». Dans l’obscurité, debout, sous le logo Paramount (qui signifie : « primordial », remarque Carrière), il goûte les rires du public, se réjouit de la satisfaction de Forman. Dehors, dans la nuit tombée, il raconte leurs aventures, ensemble, de Paris à Prague et de Prague à New York. Il a des gestes de conteur, des accents de mystificateur, des formules de prêtre vaudou. Il énumère les rêves qu’il a fait la nuit dernière, cherche le titre d’un livre qui échappe à sa mémoire, dans lequel un explorateur, fasciné par les songes d’une tribu, a été massacré par les Indiens, ses amis. « Pourquoi l’ont-ils tué, leur a-t-on demandé ? - Parce que le rêve nous l’avait ordonné. »
Quand Jean-Claude Carrière imaginait l’avenir du livre avec Umberto EcoEt puis dans un petit restaurant de Pigalle, en 2000, la barbe soigneusement taillée, les cheveux blanchis. La table est entre deux magasins de musique, il fait beau. Jean-Claude Carrière vient de publier un livre de souvenirs, « le Vin bourru », où il évoque son enfance dans un petit village de l’Hérault, « où on ne fermait jamais une porte à clé. Il y avait eu un vol quarante ans auparavant, on en parlait encore… » Passaient dans la conversation, en vols serrés, les fantômes de Luis Buñuel, de Pierre Étaix, d’Andrzej Wajda, d’Octave Mirbeau, de Peter Brook, de Françoise Sagan, de quidams inconnus, de baladins oubliés, de philosophes solitaires et de nageurs d’eaux glacées sans doute à cause du film de Jacques Deray,« la Piscine ». Jean-Claude Carrière jonglait avec les mots écrits, les pages blanches, les poésies du XVIIe siècle, les impressions fugitives. La magie lui sourdait des doigts, et bon dieu, il me manque, cet homme-là, je ne vous dis pas.
Pacha orientalUn autre jour, devant la Comédie-Française. Quand était-ce ? Je ne sais plus, le passé se dissout, s’évapore, avec Jean-Claude Carrière. Il est là, devant les rayons de la librairie Delamain. Je cherche Marcel Schwob, il traque les livres sur l’architecture vernaculaire : « Les maisons construites sans architecte », dit-il. « Mais aussi les livres sur les chansons à boire. ». Les bouquins à couverture écaillée, les ouvrages à reliure ducale lui passent entre les mains et prennent la direction de sa maison, sorte de cube charmant dans une cour du 9e arrondissement, qui abritait, selon ses dires, un bordel fréquenté naguère par Proust. Peut-être en rêve, ajoute-t-il. Parfois, Jean-Claude Carrière revend un livre rare, puis le rachète des années plus tard, et ainsi, « je me fais un cadeau ». Marcel Schwob a écrit « les Vies imaginaires », et il pensait sans doute à Jean-Claude Carrière, qu’il n’a jamais connu.
« Moi, fils de paysan, j’ai eu un pot incroyable » : quand Jean-Claude Carrière nous racontait sa vieIl reste le rayon de soleil de Pigalle, le simoun de Chine (mais est-ce bien le simoun ?), les films, les livres, les poèmes, les conversations, les moments qu’il partageait avec la générosité d’un pacha oriental, dont il avait les traits et, sans doute, la sagesse. Il collectionnait les âneries, les mots cochons, les traits d’humour, l’argot, les histoires, les façons de faire japonaises, et les virevoltes de l’esprit humain. Dans « le Journal d’une femme de chambre », le film de Buñuel, il joue le rôle savoureux d’un curé à l’ancienne, en soutane noire, le missel à la main, face à une Jeanne Moreau délurée et, ma foi, tentante en soubrette prête à se mettre à genoux (pour prier, allons allons !). En curé, Jean-Claude Carrière était parfait. On l’aurait bien vu au Vatican dialoguant avec Dieu et murmurant avec les anges.
Il est mort dans son sommeil. Sans doute parce que le rêve l’a ordonné.