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“In the Mood for love” : film sublime, tournage infernal

In the Mood for love  film sublime tournage infernal
Il y a vingt ans, le cinéaste hongkongais Wong Kar-wai ensorcelait Cannes avec “In the Mood for Love”, histoire d’amour impossible enfantée dans la douleur et sublimée par des acteurs à bout de nerfs. Ce chef-d’œuvre doit ressortir en salles

Il y a vingt-quatre ans, le cinéaste hongkongais Wong Kar-wai ensorcelait Cannes avec “In the Mood for Love”, histoire d’amour impossible enfantée dans la douleur et sublimée par des acteurs à bout de nerfs.

“In The Mood for Love”, de Wong Kar-wai Block 2 pictures/La Rabbia

Par Laurent Rigoulet

Publié le 17 mai 2024 à 15h03

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Cet article a été initialement publié en 2020.

Drôle d’époque pour fêter ses 20 ans… Tourné pendant la rétrocession de Hongkong à la Chine, présenté en compétition au Festival de Cannes en l’an 2000, In the Mood for Love devait revenir avec faste en 2020 sur la Croisette dans une version magnifiée. Pour une fois, Wong Kar-wai, grand maître des horloges décalées, était parfaitement dans les temps. Mais, au printemps de cette année-là, c’est le monde tout entier qui s’est mis à dérailler. Le 10 février 2021 (si les salles de cinéma ont réouvert leurs portes d’ici là), on redécouvrira le chef-d’œuvre mélancolique de l’auteur de Chungking Express (1994), le frissonnement des amours impossibles, la folie décorative, les rimes visuelles et sonores embrasées par une nouvelle restauration numérique. Ensuite, il sera peut-être temps de passer à autre chose.

Le cinéaste l’avance lui-même dans un courrier qu’il nous envoie de Shanghai, début novembre : « À la fin du film, écrit-il, il y a ces quelques mots: “Il se souvient des années évanouies/comme s’il regardait à travers une fenêtre poussiéreuse.” Quand j’ai revu le film en 2015 [pour la restauration, ndlr], j’ai ressenti exactement le même trouble. » Il dit avoir retrouvé le vague à l’âme qui était le sien à l’époque où Hongkong flottait entre deux âges. Des milliers de questions ont sans doute tourbillonné avant de reprendre une œuvre dont la création fut longue, indécise et complexe. Le cinéaste n’a pas changé son récit, rien ajouté des scènes fantômes dont la rumeur bruisse depuis toujours. Le film a trouvé un nouvel éclat, figé dans l’accord étourdissant de ses couleurs ravivées : « La fenêtre n’est plus poussiéreuse », écrit Wong Kar-wai.

Wong Kar-wai ou l’art du brouillard

Est-ce bien tout ? Le cinéaste laissera-t-il reposer en paix In the Mood for Love, qui apparaît déjà régulièrement dans la liste des chefs-d’œuvre du XXIe siècle ? « Y aura-t-il une nouvelle fenêtre ? Nous verrons… » dit-il encore, filant la métaphore comme il aime le faire à l’écran. Quatre ans après la projection cannoise, il donnait un prolongement à son film avec 2046, semant le plus grand chaos sur la Croisette (film annoncé manquant, puis arrivant le jour même, projection de presse éternellement retardée). Était-ce une suite ou un double ? Un rabâchage mortifère ou un « surplace bouleversant » ? La critique était divisée, autant que médusée.

Le cinéaste s’est ensuite éloigné des radars, perdu en Amérique (My Blueberry Nights, 2007), replié en Chine sur une fresque kung-fu (The Grandmaster, 2013). Après avoir développé une série sur les immigrants chinois dans le San Francisco du XIXe siècle (abandonnée pour l’instant), il revient aux sources pour l’adaptation d’un roman à succès qui suit l’évolution de trois jeunes hommes de Shanghai sur plusieurs générations : « C’est très proustien, disait-il lors d’un festival en 2019. Le livre plonge dans le passé de la Chine et en dépeint les mutations, depuis les années Mao jusqu’à la modernisation de Shanghai. »

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Cinq tournants dans la vie de Wong Kar-wai

Wong Kar-wai est né dans l’immense métropole de l’est de la Chine avant d’émigrer, quand il avait 5 ans, dans le Hongkong d’In the Mood for Love. Un voyage impressionniste dans les labyrinthes de la mémoire se profile à nouveau : « Adapter ce roman comblerait le vide que mon départ a laissé. Et il offrirait sans doute à mon public une nouvelle pièce du puzzle. In the Mood for Love et 2046 se passent à Hongkong mais les personnages viennent de Shanghai. Blossoms est la pièce manquante d’une trilogie. »

Le cinéaste en dit beaucoup et, comme toujours, on ne sait à peu près rien. Les informations se dissipent derrière plusieurs écrans de fumée. Le film est aujourd’hui une série qui devrait être diffusée sur la plateforme chinoise Tencent, un long métrage pourrait en être tiré, la pandémie a bloqué la production, qui semble repartir ces temps-ci. Un autre scénario est apparu entre-temps, une suite de Chungking Express située en 2036. Les pistes se brouillent, les idées sont multiples et éparses, elles le resteront sans doute longtemps, avant de cristalliser. Le cinéaste n’a jamais travaillé autrement que dans un immense flou qu’il entretient à plaisir.

L’un des tournages les plus pénibles de l’histoire

Quand on lui demande, aujourd’hui, s’il se souvient de la première idée qui lui a traversé l’esprit pour In the Mood for Love, il répond par une phrase lapidaire, creusant l’énigme plus qu’il ne l’éclaircit : « Je me suis inspiré de la Physiologie du goût, de Jean Anthelme Brillat-Savarin [ou Méditations de gastronomie transcendante, datant du XIXe siècle, ndlr], écrit-il. Et, bien évidemment, la première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est le goût. » La nature impalpable de son film, ses amants fantômes, son style évanescent apportent peu d’indices. Depuis sa sortie, In the Mood for Love est un puits à questions qui affole les fantasmes et, sous la pression des curieux, le voile se lève, peu à peu, sur les péripéties d’un des tournages les plus pénibles de l’histoire.

Lors de son arrivée à Cannes, en mai 2000, alors qu’il vient de délivrer en catastrophe une copie à peine mixée, le cinéaste confie qu’il est « financièrement et physiquement au bout du rouleau ». In the Mood for Love s’est révélé une aventure interminable. Elle a commencé, trois ans plus tôt, non pas chez Brillat-Savarin, mais à Pékin. En 1997, après la présentation sur la Croisette de Happy Together, Wong Kar-wai parle d’enchaîner en quatrième vitesse sur un film qui réunirait en Chine Maggie Cheung et Tony Leung, acteurs fétiches et stars de Hongkong. Il présente Un été à Pékin comme un « trafic amoureux d’une ville à l’autre », la rencontre romantique de deux expatriés.

Des affiches sont réalisées, mais, à l’heure de la rétrocession, il se frotte à la censure chinoise. Celle-ci exige de lire un scénario avant le tournage. Or Wong Kar-wai, scénariste à ses débuts, n’en rédige plus depuis longtemps. « Je trouve terriblement ennuyeux de tourner ce que l’on a écrit. » Il a pour habitude d’inventer ses films en chemin sans en discuter avec personne. Le projet d’Un été à Pékin se dissout aussitôt dans un autre, une histoire divisée en trois segments avec la nourriture comme point cardinal et un restaurant, le Macau, où se croisent les personnages. Deux branches du récit finiront par tomber, le cinéaste ne garde qu’une maigre piste, celle tournant autour d’une cantine qui sert des nouilles chinoises. Il lui greffe l’intrigue amoureuse d’un roman de Liu Yi-chang, Duidao.

Dans sa première version, In the Mood for Love s’appelle « Une histoire de nourriture », c’est à peu près tout ce qu’en savent les comédiens. Il sont pourtant invités sur les lieux du tournage, où, longtemps, rien ne se passe. « Six mois déjà ! confie alors Maggie Cheung à un reporter de Time Asia. J’ai l’impression d’avoir ce virus en moi dont je ne peux me défaire et j’ai besoin d’un bon docteur pour me dire ce qu’il faut faire. Je ne sais pas combien de temps je pourrai tenir sans exploser. » Le sentiment d’insécurité est le même chez son partenaire : « Nous ne faisons aucun travail préparatoire, dit Tony Leung, car nous n’avons rien pour nous préparer. Je sais juste que j’entretiens une relation amoureuse avec Maggie. Je ne peux approcher le rôle qu’à partir des accessoires, les vêtements, la brillantine dans les cheveux. Mais c’est ainsi qu’on finit par trouver les mouvements justes. Wong Kar-wai attend que nous inventions l’histoire avec lui. Il nous laisse faire le premier pas. »

« Ça n’avait rien de pénible, tempère aujourd’hui le réalisateur. Les personnages étaient taillés pour eux. Sur mesure. Le plus grand défi était de retrouver la manière dont les gens se comportaient dans les années 1960. Pour Maggie, le maintien et la manière d’habiter la qipao, la robe de l’époque [dont le film a relancé la vogue à Hongkong, ndlr]. Pour Tony, de s’arranger avec la gomina. » Wong Kar-wai ne mentionne plus le sentiment de colère et de révolte qu’il sentait chez les acteurs et dont il confiait alors s’être nourri. Comme dans les scènes de spleen nocturne où il filmait Maggie Cheung telle qu’elle était, « prise d’un de ses gros coups de cafard qui ont émaillé le tournage ».

Le film dure dix fois plus longtemps que prévu

Les prises de vues devaient commencer en 1997, mais la crise financière en Asie a grippé la production et l’équipe se retrouve en 1999 à Bangkok, où le cinéaste déniche les rues que le Hongkong moderne a détruites, celles qui ravivent le souvenir d’une enfance évanouie. L’étroitesse du décor urbain, ses tonalités fanées dictent l’ambiance étouffante de son film. L’écriture se fait dans le mouvement, une scène en inspire une autre. Wong Kar-wai passe un temps infini à écouter des disques et à composer ses plans, à trouver les bons accords en compagnie de son complice décorateur, William Chang. Christopher Doyle, directeur de la photographie qui l’accompagne depuis toujours, quitte le tournage (« notre énergie se consume avec ses doutes »), il est remplacé par un fidèle allié du réalisateur taïwanais Hou Hsiao-hsien, qui se dit déboussolé par le flou des consignes.

Le tournage se termine quatre fois, les comédiens pensent être libérés avant d’être rappelés pour de nouvelles scènes. Le film dure dix fois plus longtemps que prévu, le cinéaste tourne des scènes situées dans les années 1970. Ça pourrait ne jamais s’arrêter. Le Festival de Cannes est un couperet bienvenu : « Nous en avions besoin, dit Wong Kar-wai, même si les délais étaient affolants. Nous avons terminé les sous-titres le jour de la projection… » Dans l’emballement final, il coupe les scènes d’amour entre les deux personnages (« J’ai senti soudain que je ne voulais pas les voir ») et donne au film une force et une poésie singulières, la triste rengaine de l’effleurement et de l’impossible amour qui va devenir un succès planétaire.

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