Violences après la mort de Nahel : «On laisse nos cités brûler, mais ...
Bobigny, samedi soir. La carcasse calcinée du Bus du Cœur des Femmes, cicatrice des violences qui ont éclaté partout en France depuis la mort de Nahel, tué par un tir policier, gît au milieu de la place Rabin-Arafat. Dans la nuit de mercredi à jeudi, ce bus qui sillonne la France depuis deux ans pour dépister les maladies cardio-vasculaires, et tous ses équipements, ont été ravagés par les flammes, pendant que des émeutiers attaquaient l’Hôtel de ville situé en contre-haut, sur la dalle. Trois cent mille euros partis en fumée, selon les médecins à l’initiative de ce service de prévention itinérant, qui ont lancé un appel à la solidarité sur Helloasso.
Le bus était arrivé la veille à Bobigny. En novembre, lors de son premier passage, 600 femmes avaient été dépistées. Face au succès, l’élu à la Santé de la ville, Fouad Ben Ahmed, l’avait invité à faire halte de nouveau dans le chef-lieu de la Seine-Saint-Denis. «Ils se trompent de combat» : «écœuré» par cet acte «qui n’a pas de sens», il regrette de ne pas l’avoir mis à l’abri. Il n’imaginait pas que les jeunes, enragés par la mort de l’adolescent de Nanterre, pourraient s’en prendre à ce service qui permet de pallier un peu la «pénurie de spécialistes» dans le département. Un désert médical dont les femmes sont «les premières victimes car elles sont les dernières à prendre soin de leur santé. Elles s’occupent de leurs enfants, de leur mari, mais pas d’elles», explique l’élu socialiste.
«Ça nous décrédibilise»Noela, Nassima et Maryam traversent la place, direction le fast-food. Pas une fille à la ronde. Sous couvre-feu parental, les copines de la cité Karl-Marx, 15 ans tous les trois, n’ont été autorisées à sortir qu’une petite demi-heure. Ce qui ne les a pas empêchées de se faire belles. «Ça fait mal au cœur de voir ça, dit Noela, en désignant le bus incendié. C’est pas logique, ils disent qu’ils se révoltent mais au final ça nous pénalise tous.» «C’était marrant deux minutes, mais là on a peur. Et puis, déjà qu’on était délaissés, mais on va l’être encore plus, car les Français vont se dire: ‘ces gens on les aide, pour qu’au final ils pillent’. Ça nous décrédibilise», ajoute Nassima.
Elles ont bien essayé de dissuader leurs potes, leurs frères, de participer aux émeutes. Ont fait valoir que leurs bêtises risquaient de renforcer la stigmatisation des habitants des quartiers populaires, et le racisme à leur encontre. Pas moyen de leur faire entendre raison. «Justice pour Nahel, ils n’ont que ça à la bouche. Mais ce qu’ils font, ça n’a aucun rapport. C’est un prétexte.» Nassima ne comprend pas pourquoi les autorités ne sont pas intervenues lors de la première nuit d’émeute pour empêcher cette destruction. «Macron laisse nos cités se faire brûler, alors que nos cités elles sont pauvres. Si c’était sur les Champs, il aurait agi.»
Nassima a raison : Macron a agi, et pas une vitre n’a été brisée sur la plus belle avenue du monde dans la nuit de samedi à dimanche. Vers minuit, la chaussée des Champs-Elysées est embouteillée comme un samedi soir. Mais les larges trottoirs qui alignent les boutiques de luxe sont vides. Depuis deux heures, les CRS évacuent systématiquement les passants vers les rues adjacentes. Des messages, postés sur les réseaux sociaux dès samedi matin, indiquaient qu’après les Halles la veille, la luxueuse avenue, symbole de la France à l’étranger, était la prochaine cible.
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«Les Champs sont fermés, rentrez chez vous» : le message est répété par haut-parleur, depuis un camion de CRS stationné devant la boutique Dior, à l’angle de l’avenue Georges-V. A l’ouverture de la haute saison touristique, à un an des Jeux olympiques, les Champs en feu, pillés, ça ferait tache. Déjà que Fox News est en boucle sur cette no go zone permanente que serait devenue la France depuis janvier avec la mobilisation contre la réforme des retraites. Et que l’ambassade américaine à Paris a appelé ses ressortissants à éviter les zones à risque…
«Pour se faire entendre, il faut passer par de la casse»De toute façon, le déploiement policier est trop massif pour que les jeunes, qui s’y étaient donné rendez-vous à partir de 22 heures, puissent tenter quoi que ce soit. Des grappes d’ados traînent, désœuvrés, attendant qu’une occasion se présente. Ou pas : certains assurent n’être pas là pour casser, mais pour «en être». L’interdiction d’arpenter les Champs ulcère un groupe de femmes Gilets jaunes, très remontées contre la police. «Moi je les comprends, les jeunes. Pour se faire entendre de Macron, il faut passer par de la casse», dit Françoise, en référence à l’assaut contre l’Arc de Triomphe en décembre 2018. Un tournant dans le mouvement. «Les jeunes, je dis pas qu’ils n’ont pas de torts, mais la police, elle ment. Sans la vidéo, on n’aurait jamais su la vérité», dit cette habitante de Clichy-Montfermeil, berceau des émeutes de 2005.
Tout à coup, ça s’accélère. Ça court dans tous les sens, les jeunes, les forces de l’ordre. Dans une ruelle, elles leur tombent dessus à bras raccourcis, matraquent à l’aveugle. Un jeune homme, qui a reçu un coup dans le bas du dos, gémit. Il tremble comme une feuille. Ses copains l’entourent et le font asseoir devant la boutique Hermès. Un autre s’est ouvert l’arcade sourcilière en tombant. Les pompiers l’entourent, le rassurent : «Ça va aller, on va t’emmener à l’hôpital et te réparer.»
Deux heures du matin. Sur l’avenue, ça klaxonne toujours, comme pour une finale de la Coupe du monde. Mais les «Allez les bleus» ne sont pas de mise, et la fièvre du samedi soir a le goût âcre de la lacrymo. Devant le Fouquet’s, on pousse un timide : «Justice pour Nahel.» Des filles en robe moulante et talons aiguilles sortent de boîte de nuit, pimpantes comme les trois grâces de la cité Karl Marx. A 5 km à peine de là.