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Semi-conducteurs : derrière le colossal plan américain, une nouvelle géopolitique se dessine

Semiconducteurs  derrière le colossal plan américain une nouvelle géopolitique se dessine
Les Etats-Unis engagent 280 milliards de dollars pour se libérer de leur dépendance à l'Asie en matière de microprocesseurs. Un risque sérieux pour l'Europe.

C'est un acte de politique industrielle quasi unique dans l'histoire récente des Etats-Unis. Fruit d'une rare convergence entre démocrates et républicains, le Congrès a voté le 27 juillet un plan de soutien de 280 milliards de dollars à son industrie des microprocesseurs. L'enveloppe couvre un large spectre : 77 milliards de dollars en crédits d'impôts et en subventions directes (on se pince) ; 20 milliards pour la National Science Foundation et une pluie diluvienne d'aides locales en tous genres, destinées aux grandes universités, centres de recherches, et à la construction de méga-usines, autrement dit un vaste appareil destiné à restaurer l'indépendance des Etats-Unis dans un secteur critique. 

Habitués à laisser la main invisible (ou parfois trop visible) du marché façonner l'économie, les Etats-Unis souffrent aujourd'hui fortement des effets de la mondialisation. Des décennies d'optimisation dans la plupart des secteurs se sont traduites par un transfert massif du secteur manufacturier vers l'Asie, ainsi que de toute la chaîne d'approvisionnement qui va avec. Des ordinateurs fabriqués dans les années 1990 en Californie ou au Texas (cas de Dell, Compaq ou même Apple) sont aujourd'hui assemblés exclusivement dans des méga-usines chinoises tandis que les lois de la supply chain ont localisé en Asie un vaste écosystème, à commencer par les composants électroniques dont Taïwan, la Chine, la Corée du Sud et le Japon contrôlent aujourd'hui les trois quarts de l'approvisionnement mondial.  

Mais si la production s'est focalisée en Asie, la demande en composants électroniques est restée uniformément répartie sur le globe en raison de la pénétration de l'électronique dans un nombre croissant de domaines. Jadis, les voitures assemblées à Sochaux ou Detroit ne comportaient qu'une part anecdotique d'électronique. Aujourd'hui, des dizaines de composants de toutes tailles gèrent l'ensemble d'un véhicule, allant des essuie-glaces aux systèmes de navigation en passant par l'optimisation du moteur. Et on ne parle pas des appareils domestiques, de l'électronique grand public dont les fabricants s'ingénient à raccourcir les cycles de renouvellement (compter dix-huit mois pour un téléphone), ou encore les chaînes de production de toute nature. A l'échelle mondiale, le chiffre d'affaires du secteur des microprocesseurs devrait passer de 553 milliards en 2021 à 1 350 milliards en 2030. 

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Les moins prévoyants - à commencer par les constructeurs automobiles obnubilés par la pression perpétuelle sur leurs fournisseurs - ont pris la vague de plein fouet, tandis que d'autres ont fait preuve d'anticipation et surtout d'adaptabilité.  

Ces derniers mois ont donc vu l'arrêt de certaines chaînes de production automobiles, des retards dans la sortie de produits électroniques, des milliers d'employés mis au chômage technique. Cette crise des composants, on la sentait venir depuis longtemps dans un secteur caractérisé par une forte asymétrie entre les soubresauts de la demande et des cycles industriels très longs. Construire une usine de processeurs - appelés fonderies - prend plusieurs années. De la même façon, il s'écoule au moins trois mois entre l'extraction d'un cristal de silicium et sa transformation en produit fini, avec entre-temps des milliers d'opérations nécessaires à la gravure de myriades de transistors. Si on rapportait la densité du microprocesseur d'un PC à une ville ayant la densité de Paris, avec chaque habitant comptant pour un transistor, l'agglomération couvrirait les trois quarts de la France... sur 70 étages - les processeurs étant maintenant gravés en de multiples couches. Rien que la machine permettant cette invraisemblable densité fait la taille d'un semi-remorque, coûte le prix d'un Airbus et son unique fabricant, le néerlandais ASML, n'en sort que quelques unités par an... dont l'essentiel part vers Taïwan ou la Chine. 

Les raisons du basculement

Trois facteurs ont renforcé cette crise : le premier est structurel. Non seulement, il faut de plus en plus de microchips, mais l'industrie exige des caractéristiques de plus en plus spécifiques selon qu'il s'agisse de gérer des algorithmes d'intelligence artificielle, de "miner" des bitcoins, d'effectuer des fonctionnalités précises, ou de fournir un centre de données. C'est le règne du quasi-sur-mesure.  

Le second facteur est plus conjoncturel, mais ses effets seront de longue durée : la guerre en Ukraine et son onde de choc géopolitique ont brutalement révélé aux Etats-Unis leur vulnérabilité. C'est une chose de faire face à des milliers de camions pick-up invendables pour cause de manque de composants, c'en est une autre de se sentir fragile sur le plan militaire. Vu du département de la Défense, cette faiblesse a une dimension des plus concrètes. Le complexe militaro-industriel américain fait tourner ses usines à plein régime pour soutenir l'armée ukrainienne avec des armes sophistiquées - donc bourrées d'électronique. Autre zone de tension : la Chine et Taïwan. Les planificateurs du Pentagone estiment que la Chine voit dans la résilience des Ukrainiens face à la Russie ce qui pourrait attendre Pékin si l'envie lui prenait de reprendre le contrôle de Taïwan - un objectif auquel la République populaire de Chine ne renoncera jamais. Les Chinois redoutent que Taïwan se mue en porc-épic militaire (selon le terme utilisé), ne pouvant être vaincu qu'au moyen d'une supériorité absolue. Cela accrédite la thèse d'une attaque dans les dix-huit mois à deux ans, estiment les militaires américains qui redoutent le scénario du pire : un affrontement avec la Chine, recourant largement aux armes électroniques et aux attaques cyber, au moment où l'industrie est confrontée à une insuffisance de composants critiques... dont la production est justement concentrée en Asie. D'où le fait que le Pentagone a largement poussé au train de mesures adoptées la semaine dernière, lequel comporte une ligne de 2 milliards de dollars dédiés aux composants militaires. 

Le troisième facteur est appelé à gagner en importance. L'impérieuse nécessité de passer à la vitesse supérieure dans la lutte contre le réchauffement climatique va se traduire par une demande accrue en composants électroniques pour gérer les énergies nouvelles, optimiser la distribution, réduire la consommation des installations industrielles, inventer de nouveaux moyens de déplacement, mieux gérer la consommation d'énergie dans les villes. Il y a encore cinq ans, personne n'avait vu venir cette nouvelle demande. Dans le paquet de mesures, une généreuse enveloppe de 50 milliards est donc allouée au département de l'Energie (DoE).  

Une recomposition mondiale

Cette décision américaine risque d'affecter considérablement la géopolitique des composants électroniques. Si on résume : les Etats-Unis excellent dans la conception des microchips, mais ils n'en contrôlent que 13 % des approvisionnements, contre 75 % pour les dragons asiatiques que sont Taïwan, la Chine, la Corée du Sud et le Japon. Ensemble, ces quatre pays ont un plan d'investissement de 523 milliards pour les années à venir dans cette industrie. Nul doute qu'ils ne vont pas se laisser distancer facilement, d'autant qu'un composant made in USA est 30 % plus cher qu'un taïwanais et 50 % plus cher qu'un chip produit en Chine. La bataille s'annonce donc rude. Et l'Europe ? Elle produit aujourd'hui 9 % des microprocesseurs mondiaux et attire les investisseurs américains comme Intel. 

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Mais aussi déplaisant qu'il soit de l'admettre, elle joue petit bras pour les années à venir. L'EU Chip Act présenté en février dernier par Thierry Breton, prévoit 10 milliards d'euros d'investissements publics d'ici 2030, auxquels pourront - le conditionnel figure dans la communication officielle - s'ajouter une trentaine de milliards de fonds privés (cette part sera sans doute largement supérieure au regard du basculement industriel qui s'accélère). Vu autrement, ce montant de 40 milliards d'euros, ce n'est même pas un cinquième de l'engagement américain, pour un poids économique comparable. Même avec une bienveillance européenne chevillée au corps, on voit mal comment le Vieux Continent, coincé entre une industrie asiatique rompue à produire beaucoup et peu cher, et des Etats-Unis qui défendront leur souveraineté, va trouver sa place. Et c'est compter sans des effets de bords, comme l'aspiration de talents. Un ingénieur diplômé de Centrale, ou de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, aura bien plus d'opportunités aux Etats-Unis, qu'en Europe. Un enjeu tellement brûlant que l'administration Biden entend rouvrir les portes de l'immigration qualifiée. L'enjeu et le moteur de la croissance et de la souveraineté de demain. 

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