« Fermer l'usine Bridgestone de Béthune n'a rien d'une décision à la va-vite »
ENTRETIEN. Laurent Dartoux, président du fabricant de pneus en Europe, s'explique sur la fermeture du site du Nord-Pas-de-Calais, où travaillent 863 personnes.
Le couperet est tombé jeudi : le géant japonais du pneumatique Bridgestone a confirmé, jeudi, la fermeture de l'usine de Béthune qui emploie 863 emplois dans le Pas-de-Calais. « Bridgestone a fermé la porte, Bridgestone quitte le site de Béthune », a commenté la ministre de l'Industrie, Agnès Pannier-Runacher, à l'issue d'une réunion avec la direction, les syndicats et les élus locaux. Des projets de reprise partielle de l'activité sont sur la table. Comment en est-on arrivé là ? Quel avenir pour les salariés ? La France a-t-elle un problème d'attractivité et de compétitivité ? Les réponses de Laurent Dartoux, CEO et président de Bridgestone EMIA (Europe, Moyen-Orient, Inde et Afrique).
Le Point : Pourquoi Bridgestone affirme-t-il qu'il n'y avait pas d'autre option que la cessation d'activité de fabrication de pneus à Béthune ?
Laurent Dartoux : Nous avons étudié toutes les options possibles et les avons jugées non viables, ce qu'a confirmé Accenture, le cabinet proposé par le gouvernement. Accenture a proposé une autre option sur laquelle nous avons travaillé durant trois semaines avec nos experts. Ce scénario n'a pu être retenu. Il n'était pas réaliste pour Bridgestone et les salariés de Béthune pour trois raisons : les surcapacités de production en Europe en raison de l'augmentation de parts de marché de fabricants de pneus à bas prix ; la performance de l'usine, qui allait continuer à perdre de l'argent. Enfin, le scénario d'Accenture prévoyait de réduire la capacité de production à 3 millions d'unités, ce qui n'est pas pérenne pour Bridgestone au moment où nos concurrents accroissent leurs capacités pour atteindre de 10 à 20 millions d'unités. Notre industrie lourde a besoin d'économies d'échelle, et cela nous empêchait d'être compétitifs.Cette décision de fermeture est-elle la conséquence de la crise sanitaire ?
Non, elle n'est pas liée à la crise du Covid-19.
Béthune est la moins performante de nos usines européennes.
Mais pourquoi le groupe a-t-il choisi Béthune parmi ses 12 usines européennes ?
Si on parle de pneus pour automobiles, on ne parle en réalité que de cinq usines Bridgestone en Europe. Béthune est l'usine la moins performante de toutes. Elle produit les plus gros volumes en petit diamètre de pneus. Or, ce segment est en baisse. Ce sont les ventes de pneus de grands diamètres qui augmentent, en raison notamment du succès des SUV.
Certains syndicalistes disent que vous avez balayé trop vite les solutions potentielles. Que répondez-vous ?
Nous avons au contraire étudié longuement les options. Pour la dernière mise en avant par Accenture, nous n'avons pas pris 24 heures, mais trois semaines pour l'analyser. Cela n'a donc pas été une décision à la va-vite.
Que dites-vous aux employés inquiets pour leur avenir ?
Nous souhaitons clairement trouver des solutions pour le retour à l'emploi des salariés du site. C'est notre priorité de garder une activité industrielle ou d'accompagner les salariés qui souhaiteraient avoir leur propre projet. Nous travaillons dans un esprit clair de collaboration et de transparence avec les collectivités locales et l'État. Toutes les mesures et aides sont bonnes si elles permettent de minimiser les conséquences sociales sur les employés, ce qui est notre priorité numéro un.
Que vont devenir ces 863 salariés ?
Nous avons identifié quatre projets industriels concrets, dans des domaines du caoutchouc, de la logistique ou du recyclage, et des projets de concurrents du secteur pneumatique. Je ne peux pas donner les noms en raison d'accord de confidentialité. Pour les concurrents, c'est mieux qu'il regarde le site de Béthune, plutôt qu'un projet d'usine en Espagne, en Italie ou en Pologne.
Quelles chances ont ces projets d'aboutir ?
Vu les progrès effectués sur les deux derniers mois, mon niveau de confiance augmente au fur et à mesure. Il s'agit d'assurer un futur à nos employés au sein du territoire duquel se trouve l'usine de Béthune. Un autre aspect est celui du reclassement des salariés. Nous avons 100 propositions à l'intérieur du groupe et nous avons identifié 400 autres offres sur le territoire, autour de Béthune, et 1 300 autres sur l'ensemble de la France.
Que proposez-vous concrètement aux syndicats ?
Les mesures sociales sont proportionnées aux moyens de Bridgestone. Elles sont en négociation. Nous avons un dispositif de préretraites, une priorité au retour à l'emploi, des aides à la formation et à la création d'entreprise, des congés de reclassement. Il y a aussi un dispositif de départ anticipé pour tous les salariés qui ont un projet dès maintenant. Vingt-quatre personnes se sont déjà portées volontaires.
Qu'ont fait concrètement l'entreprise et les salariés de Bridgestone ces dernières années pour tenter d'améliorer la performance du site ?
Il y a eu plusieurs plans d'organisation du travail et d'investissement qui ont été mis sur la table.
En 2019, une majorité du personnel a refusé de monter la charge de l'usine contre une augmentation du temps de travail (de 32 à 34,7 heures). Si ce projet avait été accepté, cela aurait-il changé la donne ?
C'est une des propositions qui a été sur la table avec des investissements en parallèle sur des pneus à plus forte valeur ajoutée. Ce projet n'a pas été accepté. On ne va pas refaire l'histoire aujourd'hui. Entre-temps, les marchés ont évolué, avec des pressions sur les prix, les marges et un niveau accru de concurrence.
On a beaucoup parlé de l'usine Bridgestone de Bari, en Italie, où les salariés ont accepté une baisse des salaires contre une hausse de la productivité. Pourquoi n'avoir pas mis en place une telle solution à Béthune ?
La situation de Bari n'est pas du tout la même que celle de Béthune. À l'époque, en 2013, le marché des petits diamètres de pneumatiques était encore bon. À Bari, c'était surtout un sujet de compétitivité. À Béthune, il y a cela, mais aussi un problème de surcapacités.
Quelles activités vous reste-t-il en France ?
Nous avons encore 3 500 employés dans le domaine commercial et de distribution de pneumatiques. Bridgestone n'a pas l'intention de quitter la France. C'est notre deuxième marché au niveau européen.
Envisagez-vous de fermer d'autres sites en Europe ?
À ce jour, nous n'avons pas d'autres projets. Tout dépendra des conditions de marché.
Pour notre activité à Béthune, il y a clairement un problème de compétitivité.
Le Conseil d'analyse économique dit, dans un rapport sur l'automobile, qu'il faudrait baisser en France les coûts de 20 %. Qu'en pensez-vous ?
Je n'ai pas lu ce rapport. Pour notre activité à Béthune, il y a clairement un problème de compétitivité. Je le répète : sur chaque pneu produit sur le site, Bridgestone perd de l'argent.
De nombreux groupes industriels ferment leurs sites de production en France en raison de problèmes de productivité ou d'écart de compétitivité. Comment stopper ce mouvement ?
Bridgestone n'est pas le seul. La surcapacité de production est un phénomène courant aujourd'hui. Les marques à bas coût sont passées en l'espace de quelques années de 5 % à 25 % du marché. Cela impacte toute la filière.
Xavier Fontanet, l'ancien patron d'Essilor, dit qu'il y a en France « une sphère publique et sociale trop coûteuse » qui pénalise les industriels qui travaillent dans le pays. Qu'en pensez-vous ?
Sur le site de Bridgestone à Béthune, une série de facteurs font que les coûts de production sont élevés. Notre industrie demande beaucoup de frais fixes. Et quand on cumule les frais fixes et variables, cela revient à des coûts élevés. Cela dépend aussi du niveau de concurrence et des marges. Si elles sont importantes, ce n'est pas la même chose que quand on est à 4 ou 5 % de marges. Nous avions ce niveau il y a cinq ans. En 2019, la marge était de zéro chez Bridgestone Europe. Donc, avant la crise du Covid-19. Cela vous laisse imaginer où nous en sommes aujourd'hui…
Comment lutter contre l'importation des pneus chinois à bas coût aujourd'hui ?
Il n'y a pas de solution miracle. On ne peut pas se battre sur les prix face à des importations de produits à bas coût. Bridgestone a choisi l'innovation en se concentrant sur des produits nouveaux comme les pneus Enliten. C'est une technologie qui minimise le poids et la résistance au roulement du pneu, donc la consommation de carburant. C'est aussi pertinent pour les véhicules électriques : de bons pneumatiques augmentent l'autonomie.
Le consommateur n'a-t-il pas une responsabilité en préférant des pneus chinois importés à des pneus fabriqués en France ?
Il faut se mettre à sa place. Dans un environnement économique compliqué, ce n'est peut-être pas simple notamment de différencier les produits. Quand vous achetez un téléphone portable, vous faites facilement la différence entre deux modèles. C'est moins évident pour les pneumatiques. Sauf quand on roule et qu'on regarde plus attentivement les questions de sécurité et de performance.
Les industriels tablent sur seulement 1,5 million de véhicules vendus cette année en France, contre plus de 2 millions en 2019 et en 2018. On parle de 60 000 à 100 000 emplois menacés sur un total de 400 000 à 500 000 postes dans le secteur. Assiste-t-on à la mort de l'industrie automobile ?
Non, mais l'industrie automobile connaît une transformation très forte, peut-être la plus forte actuellement de toutes les industries. Il y a de nouvelles sources d'énergie, l'électrique, l'hybride et, peut-être demain, l'hydrogène. Il y a l'autonomie des véhicules qui deviennent connectés avec des technologies qui nécessitent des investissements gigantesques. Tout le secteur connaît des chamboulements, aussi bien les constructeurs que les fournisseurs comme Bridgestone. Cela nous conduit à faire évoluer notre stratégie. La fabrication de pneumatiques reste notre cœur de métier. Mais nous investissons dans plusieurs secteurs de la mobilité. L'entreprise a notamment acheté Webfleet Solutions (autrefois TomTom Telematics), qui fabrique des logiciels pour optimiser les coûts et les fonctionnements des flottes de véhicules.
Le secteur automobile n'a-t-il pas trop tardé à se transformer, ce qui explique des changements aussi brusques aujourd'hui ?
Il évolue surtout dans un contexte difficile avec un environnement très volatil et des options technologiques différentes, que ce soit l'électrique, de l'hybride ou l'hydrogène.
Quid de la responsabilité environnementale de la filière du pneu ? Comment peut-elle être plus vertueuse sur le plan écologique ?
Cela peut se faire en regardant l'intégralité du cycle de production. Il y a les matières premières et il faut les intégrer au maximum dans la filière de recyclage, qui est performante et très bien établie en France. Nous payons auprès de l'Aliapur, l'organisation qui s'occupe du recyclage, un coût par pneu pour soutenir cette activité. Il faut aussi rechercher des matériaux alternatifs pour le futur et s'assurer que les opérations de production laissent l'empreinte carbone la plus faible possible. La crise sanitaire a mis encore plus la lumière sur ces sujets.
Par où passer le salut industriel de la France peut-il passer ?
Par l'innovation et la différenciation, c'est-à-dire proposer des services et fabriquer des produits que d'autres ne font pas. C'est vrai pour la France, comme pour beaucoup d'autres pays.