Bridgestone à Béthune : «Vingt ans d’usine pour être remercié comme ça !»
Ils sont venus quatre heures avant d’embaucher : «On voulait savoir si on allait travailler ce soir…» Ces trois collègues abasourdis ont appris aux infos la fermeture de leur usine Bridgestone, important site de fabrication de pneus implanté à Béthune (Pas-de-Calais). «Un coup de massue», dit le plus ancien, embauché en 2002. Entre les 863 salariés et les emplois indirects liés à la production, plus de 1 500 personnes perdront leur travail en cas de fermeture sèche. Le groupe japonais Bridgestone a déjà programmé la fin de l’activité pour avril 2021. Un drame social pour cet ex-bassin minier déjà laminé par le chômage et la désindustrialisation.
«Cyniques»«Je suis maire depuis 2014, on a essayé de discuter avec eux, de leur proposer d’investir pour l’usine, et on nous disait "Non, on n’a pas besoin !" C’est une humiliation, un coup dur au moment où l’on parle de relance», lâche, dégoûté, le maire (UDI) de Béthune, Olivier Gacquerre, avant de filer en réunion avec les représentants du personnel. «Nous, on nous l’a annoncé avec le sourire… C’est pire, glisse un syndicaliste en tapant sur l’épaule de l’édile. Mais t’inquiète, on est des battants !»
Le site de Bridgestone à Béthune, le 16 septembre. Photo Stéphane Dubromel. Hans Lucas
Xavier Bertrand, président LR de la région Hauts-de-France, est présent, tout comme le nouveau préfet du Pas-de-Calais, Louis Le Franc. Au fil de la journée, les réactions politiques venant d’élus de tous bords, du Parti communiste au Rassemblement national, se sont succédé pour appeler à sauver les emplois. Dans un communiqué, le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, appelle l’Etat à entrer au capital de l’usine. Ludovic Pajot, député-maire RN de la commune voisine de Bruay-la-Buissière, espère établir «un rapport de force» car «tout un territoire est concerné. Il ne s’agit pas que de Béthune, des Bruaysiens travaillent aussi ici». Comment poser un rapport de force face à la direction japonaise du groupe ? «Ça, c’est le rôle de l’Etat.»
A la sortie de la réunion, Xavier Bertrand affirme que tout le monde est prêt à mettre des sous au pot pour soutenir un projet d’investissement. Lequel ? L’usine, qui produit essentiellement des petits pneus, ne trouve plus beaucoup de débouchés. Le marché automobile délaisse les citadines pour glisser vers les SUV, équipés de pneus plus gros. «La question est simple : a-t-on affaire à des industriels ou des financiers ? lance Bertrand face aux caméras. Ça va être un combat et si ça leur coûte d’investir, ça va leur coûter beaucoup plus cher de fermer le site et ça va prendre des années, parce qu’en France, on ne part pas comme ça. Ce n’est pas "prends l’oseille et tire-toi". Dans ces cas-là, il faut assumer ses responsabilités et ça va être des années de procédure. […] Quand on a affaire à des cyniques, on se comporte comme face à des cyniques.» Il fait vérifier un chiffre à son équipe : Bridgestone a touché 1,8 million d’euros de CICE en 2018. De l’argent public destiné à créer des emplois, pas à en supprimer.
«Chiffon»Chose rare, le président de la région signait quelques heures plus tôt un communiqué commun, pour dénoncer «la brutalité» de l’annonce de fermeture, avec la ministre du Travail, Elisabeth Borne, et la secrétaire d’Etat chargée de l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher. Cette dernière participait en visio aux échanges de la journée entre élus et syndicalistes. Des syndicalistes déterminés à «sauver les emplois» : «Si on ne se bat pas, on est morts», glisse le cégétiste Jean-Luc Ruckebusch.
Lors d'une réunion organisée entre politiques et syndicats des salariés de Bridgestone, à Béthune, le 16 septembre. Photo Stéphane Dubromel. Hans Lucas
Au compte-gouttes, des salariés quittent l’usine, visages fermés. «On est écœurés, dégoûtés. C’est un sacré coup de massue. Vingt ans d’usine pour être remercié comme ça : jeté comme une merde, un chiffon», grince Nicolas, 40 ans. «On pensait à une réorganisation mais pas à une fermeture, lâche Quentin, 24 ans, embauché ado en contrat d’apprentissage. On n’a pas été clairs avec nous. Ça fait longtemps que ça ne va pas. Quand j’ai commencé il y a sept ans, on tournait à 20 000 pneus par jour, maintenant, c’est 8 000. A 24 ans, je ne me fais pas trop de soucis. J’ai tout mon avenir, mais eux…» Eux ? Quentin parle de son père, 48 ans, et de son oncle, 40 ans. «Mon père a encore une bonne quinzaine d’années à travailler… et c’est comme ça pour les trois quarts de l’usine.» C’est le cas de Jérôme, 40 ans, seize ans chez Bridgestone : «Je viens de racheter une voiture, j’ai la maison à payer… J’ai de la chance que ma femme travaille parce qu’ici, il y a plein de gars qui bossent tout seuls. C’est à l’Etat de faire quelque chose pour empêcher les usines de partir dans les pays de l’Est.»
Sheerazad Chekaik-Chaila envoyée spéciale à Béthune