Bertrand Blier, réalisateur des «Valseuses», est mort
«David Lynch, alors ça, c’est un mec… sur lequel je pompe, disait-il dans une vidéo du site Konbini en 2019. Quand je tourne, je pompe. Par exemple, quand je ne sais pas comment tourner un plan, je me dis : qu’est-ce qu’il ferait, ce con de Lynch ?» David Lynch et Bertrand Blier – le lien entre ces deux-là, partis en l’espace de quelques jours, personne ne l’aurait fait spontanément. Et pourtant il paraît logique, évident – les films de Blier, comme ceux de Lynch existaient tous autour d’un trou béant, de ténèbres innommables qui bouillonnent furieusement au cœur d’un monde sans aspérités, affreusement ordinaire. Dans Fragile des bronches, collection de souvenirs d’enfance et d’adolescence, coécrits avec la journaliste Eva Bester en 2022, tout est déjà tellement si profondément Blier que ça pourrait être des extraits perdus d’un de ses films : «Ma mère, un jour, a voulu se balancer par la fenêtre. C’était après le printemps, la fenêtre était ouverte, les hirondelles rasaient le sommet des arbres.» «C’est mon père, un mec génial. Il baise beaucoup de femmes puis va se coucher silencieusement à côté de ma mère. […] Il est beau et séduisant. Très marrant. Mais il baise trop de femmes. Ma mère dépérit.» Dans ces deux passages, présent dans le premier tiers du livre, il y a tout ce qui couve sous sa vie, ses films et tous les remous qu’ils ont pu causer, aussi. Les drames qui surviennent comme des éternuements. Les hommes flamboyants, veules et dégueulasses. Les femmes qu’on aime mal, qu’on bouscule et écrase sans ménagement. Une poésie acide, qui laisse ses marques grisantes et malfaisantes.
Cinéaste, auteur et scénariste, Bertrand Blier est né le 14 mars 1939 à Boulogne-Billancourt. De sa mère, Gisèle, on ne sait rien ou presque et, si ce n’est qu’au piano, elle jouait Chopin comme personne. Du père, Bernard, on connaît à peu près tout – acteur, réalisateur, visage familier, inexpugnable, le regard plein de miel et de courroux, dont le fils était la réplique inquiète, sèche, alerte. Enfant, Bertrand Blier dévalise régulièrement la bibliothèque familiale – à 13 ans il a lu toute la Série noire, traumatisme puissant où naît son amour de la marge, des personnages au cœur louche, d’une certaine forme de perversion. Il grandit au contact de la musique, celle que joue sa mère, mais aussi le jazz, passion majeure – à 16 ans, il assiste au fameux concert de Sidney Bechet à l’Olympia, où la foule, venue en nombre, déclenche une émeute. Et fatalement, près des plateaux de tournage, des acteurs, techniciens et figures diverses. Il assistait, pendant les vacances d’été à Saint-Paul-de-Vence, aux parties d’échecs entre son père et Henri-Georges Clouzot. Rapidement, ce métier devient assez naturellement le sien. A 20 ans il devient l’assistant de Georges Lautner, Denys de La Patellière, Christian-Jaque ou encore l’Américain John Berry.
Jus de cynisme, provocation et non-conformisme
C’est en 1962 qu’il réalise son premier film, le documentaire Hitler, connais pas. Série de témoignages de jeunes en marge, nés après la guerre – pensionnaires de foyers d’éducation surveillée, mères célibataires, repris de justice. Un tournage qui, dit-il, le marquera à vie. Il y trouve le ton de toute son œuvre à venir, jus de cynisme, provocation, non-conformisme et l’inspiration pour ses futurs personnages également – celui de Miou-Miou dans les Valseuses, notamment, deuxième long métrage sorti en 1974. Un film tiré de son premier roman paru deux ans plus tôt, qui fera l’effet d’une secousse terminale dans le cinéma français. Un Orange mécanique en France fantôme – banlieues sordides, plages grises, nationales désertes – rustre et goguenard, dont le succès sera immédiat, révélant Gérard Depardieu et surtout Patrick Dewaere dont c’était le premier rôle significatif après des années passées en fond d’écran. «Sur le tournage, les acteurs étaient déchaînés, racontait-il en 2008 à Laurence Durieu dans VSD. Ils se saoulaient la gueule, ne dormaient pas, tout le monde couchait avec tout le monde. Il y a même eu un épisode de morpions.» Autres temps – même si à l’époque déjà, les voix contraires grondaient.
Le film qui sort en pleine explosion du Mouvement de libération des femmes, provoque des manifestations devant les cinémas. Le Figaro demande dans ses colonnes l’interdiction des Valseuses et la cinéaste Chantal Akerman n’hésite pas à aller apostropher en personne les spectateurs dans les files d’attente en leur lançant : «N’allez pas voir cette merde, c’est une insulte envers les femmes.» A sa sortie, au printemps 1974, le film avait été l’objet dans Libé d’un texte incendiaire et anonyme rédigé par une autrice qui, si elle concédait que les vingt dernières minutes du film étaient «assez chouettes, un brin utopiques, même», constatait aussi qu’elles ne «rachètent pas tout ce qui précède», à commencer par le fait que le film renforçait, selon elle, «dans la tête des hommes une idée dont ils sont déjà bien assez convaincus, c’est qu’une femme qui dit “non” en fait, finira toujours par aimer “ça” si on la force, qu’à la limite elles n’attendent que ça, toutes, qu’on les viole». Il va sans dire que les Valseuses, film ultrapopulaire, multirediffusé à la télévision au long des années 1980 et 1990, est à l’ère post-MeToo considéré avec un œil plus préoccupé encore. Il a d’ailleurs fêté ses 50 ans le 20 mars dans le plus parfait silence, médias et chaînes télévisées ne voulant plus se frotter à un film devenu radioactif avec lequel les rapports restent trop ambigus – on aimerait pouvoir le rejeter complètement, ce serait arrangeant, mais cette science du dialogue, cette porte d’un cinéma français ronflant, engoncé dans ses poussiéreuses habitudes, défoncée à coups de talons, on ne peut pas faire comme si ça ne comptait pour rien non plus.
Farce outrancière et premiers accrochages
D’autant que ces qualités, précisément, vont se répandre, de manière plus brillante et sournoise encore. Dans Calmos, où la misogynie se fait brutale, impitoyable, mais paradoxalement mieux reçue, le film tenant davantage de la farce outrancière (il se finit littéralement dans les cavités d’un vagin). Préparez vos mouchoirs en 1978, sur un sujet à nouveau sulfureux (l’irruption d’un jeune garçon dans un couple en crise) qui lui vaut l’oscar du meilleur film étranger. Et le délicieusement déplaisant Buffet froid (1979), errance nonsensique en banlieue hostile qui remporte, lui, le césar du meilleur scénario. Des films où il maltraite ostensiblement son père : vautré dans la boue, sous la pluie, dans Calmos ; jeté dans une barque branlante, sur une eau à 3°C, alors qu’il ne sait pas nager, dans Buffet froid. Symbole, vengeance, amour vache, tendresse de salaud. Peut-être. Un truc comme ça.
Dans l’œuvre de Bertrand Blier, on a toujours à l’esprit une cassure, un moment où les choses se perdent, prennent la tangente – le début des années 1990 pour certains, le passage à l’an 2000 pour d’autres. Avec le grand public, les premiers accrochages ont eu lieu dès le début des années 1980 avec des films où le poison se diffuse de façon moins fluide : la Femme de mon pote, Notre Histoire. On a tendance à l’oublier parce que juste derrière, vient l’autre vague de cartons. Face scandales et polémiques avec Tenue de soirée (1986), folie furieuse où Blier se met en tête d’extraire la féminité de Depardieu – et de l’envoyer aussitôt éclabousser les murs dans une comédie noirissime où un voyou travesti et bisexuel s’abat comme un ouragan sur un couple en rupture. Face respectablo-morale avec Trop belle pour toi (1989), nouveau triangle amoureux où c’est cette fois-ci la fille moche et sans grâce qui gagne, largement plébiscité par le public et la critique (prix spécial du jury à Cannes, cinq césars dont celui du meilleur film). A la fin des années 1980, le portrait de Bertrand Blier est achevé, lisible. Tout le monde l’identifie clairement : l’auteur-agitateur, à la fois génial et infréquentable, indispensable et inconfortable ; l’acuité de ses mots, de son regard, équilibrant toutes ses outrances.
Des films plus pantouflards et moins électriques
S’il faut vraiment tracer une ligne dans la filmographie de Blier, c’est davantage à partir des années 1990, où s’enchaînent les films plus pantouflards, moins électriques, qui rentrent dans le rang, un peu, beaucoup, franchement. Un deux trois soleil, Mon Homme, les Acteurs, les Côtelettes – rien qu’aux titres, on sent qu’on a perdu quelque chose en route. Une période qui sera marquée aussi par sa longue collaboration avec son épouse, Anouk Grinberg, elle aussi revenue récemment, au moment où la digue s’est rompue pour Depardieu, sur le cinéma de son ex-mari et le laisser-faire de l’époque. «Après avoir été démolie par Blier et son cinéma, j’ai passé dix ans loin de ça, et pendant ces dix années […], j’ai réfléchi», disait-elle à France Info en mars. Non, on ne peut pas faire comme si Blier n’était pas furieusement brillant – mais de la même manière, sa critique, à lui et tout ce monde-là, a aussi une place à occuper, cruciale, surtout quand elle vient d’aussi près de la suture. Lui écartera toujours ces reproches, se disant ouvertement misanthrope mais jamais misogyne. «Dans mes films, ce sont les hommes qui ont toujours le sale rôle. Je n’ai filmé que des crétins. Des lâches. Aucun n’a la clé du monde féminin : ils ne savent pas comment ça marche», déclarait-il à Télérama en août 2010.
Malgré un sursaut tardif avec le Bruit des glaçons en 2010, où un écrivain alcoolique reçoit la visite de son cancer – le film ne renoue pas avec la brillance des grandes heures mais a su parler au public et retrouver quelques frémissements –, Blier quittera l’écran avec le décevant Convoi exceptionnel, sorte de post-post-Buffet froid avec Christian Clavier et Gérard Depardieu, qui donnait l’impression d’un égarement généralisé : tout le monde y semble perdu, désorienté, tout paraît filer vers un horizon glacé et incertain. Fin de parcours en lambeaux, dissolue, évanouie dans la brume – et logique, finalement. On ne pouvait décemment pas espérer de retour en grande pompe, d’œuvre crépusculaire mégalo de celui qui avait déclaré à plusieurs reprises ne pas respecter le cinéma, ne pas l’idéaliser et qu’il valait mieux à tout prendre, lire Proust. Tirade qui, à elle seule contient presque entièrement l’homme. Le fouet et la caresse, pas l’un après l’autre mais en même temps. Un savoureux thé noir, servi dans un café propre et élégant, mais avec un nuage de vitriol dedans. Bertrand Blier est mort le 20 janvier 2025. Il avait 85 ans.
Mis à jour à 19h25 avec la nécrologie de notre journaliste.