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Bertrand Belin : “Le ridicule est iconoclaste et une source de singularité”

Bertrand Belin  Le ridicule est iconoclaste et une source de singularité
Avec l’excellent “Tambour vision”, le chanteur parvient à l’aboutissement de la tournure pop synthétique qu’a pris son œuvre depuis trois albums. Au fil d’une conversation où s’invitent espoirs et inquiétudes, il livre quelques clés de

Avec l’excellent “Tambour vision”, le chanteur parvient à l’aboutissement de la tournure pop synthétique qu’a pris son œuvre depuis trois albums. Au fil d’une conversation où s’invitent espoirs et inquiétudes, il livre quelques clés de son écriture poétique, et un aperçu de ce qui se trame sous sa fameuse mèche argentée.

Le premier contact avec Tambour vision, c’est la vision et c’est celle de Vertigo. Puis c’est un clip (Que dalle tout) qui évoque un peu le Dale Cooper de David Lynch dans la chambre rouge… Ça dit quelque chose de la position de ton personnage, en équilibre entre les mondes ?Bertrand Belin – Vertigo, c’est le moment où il refuse de croire à la supercherie dont il aura été le pantin. Ce moment où on se demande si on habite bien le monde qu’on croyait habiter. Quant au clip, sans que ce soit forcément volontaire, c’est le résultat d’une attirance pour les zones intermédiaires. C’est aussi un petit théâtre pour agiter les fantômes et mettre en scène la dimension labyrinthique du souvenir, de la sédimentation de la mémoire.

Les “zones intermédiaires”, c’est ce que permet d’explorer une chanson ?Oui, le régime de langage qu’autorise la chanson est lui-même une zone intermédiaire, entre l’affirmation et la réflexion en cours. Dans la chanson, entre le discours et la musique, la parole se contorsionne. C’est peut-être cette contorsion qui contribue à l’éclaircissement des choses. Toutes les modalités sont bonnes à prendre pour essayer de comprendre ce qu’on vit.

Ça te place aussi dans un contexte cinématographique, toi qui as ce qu’on peut appeler maintenant une carrière d’acteur… Un chanteur se doit-il de toute façon d’être un acteur ?Oh non, bien sûr que non ! Enfin… En tout cas, “carrière d’acteur”, c’est un bien grand mot : je n’ai fait que répondre aux désirs de metteurs en scène. Il y a a des chanteurs et chanteuses qui prennent des pseudos, qui composent des attitudes qui relèvent en effet du jeu d’acteur – et qui doivent faire rire leurs mamans parfois. Ado, quand je voyais des photos de U2, je les imaginais vivre dans un monde en noir et blanc, avec des grands manteaux, aux bords de lacs. Alors oui, l’iconographie pop relève de la fiction. Mais moi, je joue sous mon nom de baptême administratif, donc la possibilité de me projeter en personnage de fiction s’en trouve réduite.

Tu n’as donc pas l’impression d’avoir créé un personnage “Bertrand Belin” ?Non, pas du tout. Disons qu’à la longue, je vais à la rencontre d’un faisceau de mon développement qui était disponible parmi d’autres. Je me malaxe, je me modèle, d’une façon qui est dédiée à mon métier de chanteur, mais finalement je me mets peu en scène. Je suis des instincts et des envies, je n’ai pas l’impression d’inventer un monde comme le ferait David Bowie.

Il y a pourtant une “gestuelle Belin” très identifiable, comme il y a eu une gestuelle Elvis, ou Ian Curtis ou Jarvis Cocker…Je n’ai pas travaillé un vocabulaire corporel. Je me permets, mais il m’a fallu des années. Je fais tout tardivement, j’ai fait mon premier disque à trente-cinq ans et je me mets à danser depuis cinq ou dix ans. C’est une envie, c’est dans le corps, ce sont des injonctions profondes dans mes muscles mais il a fallu que j’apprenne à accueillir la peur du ridicule avec plus de sourire, ou d’indifférence. Je n’ai jamais rien appris de façon rigoureuse, alors je sais que le ridicule n’est jamais très loin. Mais le ridicule est iconoclaste, et source de singularité. Et quand on est seul à faire quelque chose, alors ça peut avoir un… certain charme (sourire).

Avec justement cette dimension de déséquilibre que met en avant la pochette via Vertigo…C’est vrai, et c’était déjà présent sur Persona. Et, déjà, le clip de Folle, folle, folle me présentait en situation d’instabilité volontairement acquise. Cette mise en scène des corps fragiles soumis au cours des choses se retrouve dans mes paroles, à travers les destins chahutés, dans la verticalité de la société. Selon moi, la grande ville est l’endroit des destins en grande difficulté, c’est ce qui me touche et m’interpelle. Je ne parle au fond que de la fragilité des existences.

C’est pour cela que tu fais revenir ici les personnages de Sur le cul ?Je les réinvite, car tourner la page serait mentir. Je ne vais pas me mettre à parler de planches à voile au nom du renouvellement de l’art. Je ne vais pas m’inventer d’autres préoccupations : je n’en ai pas. C’est creuser le même sillon dans le sable.

De même, il y a chez toi des mots qui reviennent…Je commence à me rendre compte qu’il y a des obsessions. Il y a toujours eu des chiens par exemple dans mes disques, et je laisse faire ce martèlement car je me dis que c’est un coup de marteau de plus sur quelque chose qui finira par rompre. Mais je n’ai pas de chansons à thème, et j’ignore ce que c’est qu’un chien au fond. C’est un camarade de travail pour moi, c’est comme un chien de traîneau. Et puis pour parler de ma petite mythologie personnelle, l’endroit où je vivais a pris feu quand j’étais au berceau, et la victime de cet incendie fut un chien. Un épagneul qui appartenait à mes parents. J’avais moins d’un an, et j’ai toujours su qu’il y avait eu dans mon histoire ce chien disparu. Il y a trois ou quatre ans, je suis tombé dans une brocante sur le livre Lassie, chien fidèle d’Eric Knight – la même édition que ma grand-mère m’avait apportée à l’hôpital quand on m’avait opéré de l’appendicite à huit ou neuf ans. C’était le premier livre que je lisais. Et là, je vois qu’il y avait, dans cette édition, l’illustration d’une maison en feu la nuit, avec un enfant. Une maison, un arbre, la nuit, un enfant, un chien, un incendie. En gros, cette page résume toutes les chansons que j’ai écrites ! J’ai dû reconnaître qu’il y avait bien quelque chose de l’ordre de la persistance… C’est comme, aussi, les petits jeux avec des billes de plomb sur les bouchons des bidons à bulles de savon. Mes chansons sont comme ces billes qu’on doit faire tomber dans des trous.

Tu viens de nous décrire une image au sens plein du terme. Tes chansons relèvent davantage de la photographie que du film avec une narration.Oui, je crois que c’est bien plus souvent comme ça. Quand je me mets le casque sur les oreilles et que j’entreprends de dire des paroles dans la musique – car je n’écris pas vraiment, je dis des paroles –, alors par la voix, je reconvoque des situations que j’ai traversées.

Et ainsi, tout peut devenir chanson ?Oui, mais je ne suis pas encore allé au bout. Je n’ai pas interprété une chanson entière sur une épingle. Parfois, je me dis qu’il est possible que le mystère de notre présence au monde se dévoile à la faveur d’une formule trouvée. Avec la somme de langues existant sur cette Terre, la somme de combinaisons possibles à faire avec les mots, il y a malgré tout des phrases qui n’ont toujours pas été prononcées, à cause de tous ces agencements possibles. C’est facile, de faire une phrase qui n’a jamais été prononcée…

Mais on pourrait tomber par hasard sur la formule du monde, c’est ça ? Oui, voilà, sur la formule du monde. C’est une foi enfantine, un dispositif enfantin pour se donner du courage à poursuivre la recherche. Tout m’intéresse, de ce point de vue. Il faut tout tenter. Donc, la chanson sur l’épingle, pourquoi pas !

Il y a aussi des trous dans tes chansons, de l’air, une place pour l’auditeur…C’est volontairement agencé, car le moment de l’écoute de la musique est pour moi affaire d’attente et de surprise. J’essaie de faire en sorte qu’on aille de surprise en surprise, à l’intérieur d’une musique qui reste assez formatée, avec un vocabulaire pop. La chanson a un cadre, comme la peinture : à moi de ménager des surprises à l’intérieur de ce cadre. Mais il faut avoir la satisfaction que les choses que l’on attend adviennent. Si j’arrive à mêler familiarité et mystère, alors ça me rend très heureux. C’est mon but en tant que mélomane.

Chez toi, on s’éloigne de plus en plus du récit, pour aller vers une dimension qui pourrait relever plutôt du haïku. Même s’il y aussi quelque chose qui descend en ligne plus ou moins droite de Jacques Prévert… J’espère que mes mots, d’abord, sont simples, usuels, concrets comme des petits cailloux. On les connaît, ils sont solides, et ils peuvent ensuite composer des situations sphériques, voire gazeuses. Mais il suffit d’une petite clé de rien pour les comprendre. Souvent on se la fabrique soi-même. Parfois c’est la même que la mienne, parfois pas. Quand j’écoute de la musique anglo-saxonne je n’ai pas besoin de tout comprendre : j’ai la voix, et je crois aux bonnes intentions des auteurs. La voix est plus importante que le sens, et même que le son.

Cette teinte japonaise de l’esprit haïku, elle existe aussi dans Tambour vision à travers des textures et des sonorités qui m’ont rappelé la city-pop, par exemple… Depuis plusieurs albums je me laisse tout doucement séduire par des timbres synthétiques. Ici on a tout fait à deux avec Thibault Frisoni, et on a commencé une petite collection de synthétiseurs. C’est une boîte de Pandore. Ça vient autant de Martin Rev que d’Art Feynman (l’alias de Luke Temple, ndlr.) avec ses pulsations inattendues, ses réminiscences folk, ou de l’album Jumping the Shark d’Alex Cameron qui retrouve les inflexions de Gene Vincent en 2020. Cette survivance rockab’ qui est passée par Alan Vega, ce be-bop-a-lula qui se marie avec les synthés puis avec la langue française, c’est tout un amour dont je témoigne avec le morceau Que dalle tout. C’est, je pense, mon album le plus cohérent en matière de production. Il a une forme, il se tient. Pour d’autres disques, j’avais plutôt l’impression d’avoir fait une tache – avec ce que la tache peut avoir de noblesse et de vertus.

Quel a été le rôle de l’ingénieur du son et mixeur Renaud Letang dans ce processus ?On se connaît depuis une trentaine d’années, on avait vingt ans, je jouais de la guitare sur le disque d’un ami produit par Renaud. Depuis, on s’est toujours salué sans avoir eu d’autre occasion de retravailler ensemble. Et puis il y a eu Tralala des frères Larrieu, qui nous a permis de nous côtoyer plus souvent qu’au hasard des rencontres qui présidaient à notre amitié jusqu’alors. J’étais au mixage et je me heurtais à une limite, alors je lui ai posé quelques questions et j’ai vu qu’on se comprenait très bien. Je lui ai donc confié tout le mixage, on lui a envoyé avec Thibault des sessions déjà assez abouties mais qu’il fallait mettre en magie. La dernière touche du sorcier !

Certaines de tes chansons semblent avoir pour horizon un mot unique, comme Tambour, Carnaval ou National… Ça, c’est un objectif. Tambour, le mot aurait pu suffire mais je me suis laissé séduire par ce qu’il a induit en moi. C’est le mot qui m’est venu tout de suite quand j’ai entendu le riff de Thibault. J’ai déplié ce tambour, j’y ai vu le chef de procession, la séduction idéologique. “National”, ça devient une étiquette qu’on applique. On vit dans un espace régi par un ensemble de faisceaux, de droits, de frontières, qui peut faire sourire quand on s’en extrait. D’où le “autour du soleil” pour donner un point de vue extraterrestre, qui n’est pas un jugement mais une observation interrogative. Qu’est-ce qu’une nation ? Qu’est-ce qui fait que je suis français ? Comme je n’ai pas la profondeur nécessaire pour répondre, j’essaie de regarder ça avec un peu de distance, une distance enfantine même. Je ne suis pas politologue, il y a un peu d’humour là-dedans.

Justement, sur scène, tu as un talent certain pour susciter le rire, qui est une forme de l’étonnement…Au départ, ça vient d’une politesse. Parler rassure. Je ne vais pas faire croire que je suis un chanteur professionnel, que je suis né pour ça. Je ne vais pas faire comme si la situation n’était pas bizarre. J’ai eu besoin de parler au public, et ça s’est transformé en plaisir et en espace d’expérimentation. Ce sont des formes incongrues, déceptives, inattendues, iconoclastes peut-être. Il s’agit de trancher avec les façons habituelles de dire, je fais ça pour que ça vive plus fort.

Il y a un frisson particulier à chanter au futur, comme sur Marguerite ?Oui, ça introduit une dimension d’espérance commune. De ce point de vue, celle-là aussi est politique. C’est une forme d’interrogation sur la nécessité révolutionnaire.

Et considères-tu tes chansons comme étant de nature à mettre en mouvement, ne serait-ce que par la danse ?J’ai l’impression que la question du salut se pose. Et qu’elle peut se poser en termes terrestres. C’est déjà une espérance. En tant que citoyen je suis frustré de ne pas pouvoir embrasser la complexité du monde, or on me dit que si on ne la comprend pas, on ne peut pas se faire une idée de la portée de nos actions ou du bien-fondé de nos décisions. C’est paralysant. J’ai l’appétit de cette compréhension, mais pas forcément l’estomac. Cette frustration prend forme dans mes chansons. Je n’ai pas de leçon à donner mais des chansons à chanter, qui témoignent d’une façon de voir le monde. Quand je me projette sur scène je pense surtout à la danse. J’ai hâte d’être dans la pulsation. Avec moins de guitares et plus de synthés cette fois ; j’ai assez envie d’être enveloppé.

Il y a cette question que l’on peut poser presque systématiquement aux artistes : qu’est-ce que ce nouveau disque doit à la pandémie ?(Long silence réfléchi.) Peut-être que dans le fond, il y a là quelque chose de l’ordre du va-tout. J’avais besoin de ce moment, en dépit des inquiétudes. Ça a suscité des interrogations, mais l’interruption du carrousel, à la fois généralisé et personnel, m’a donné l’occasion d’un repos plutôt bienvenu. Les effets se feront peut-être sentir dans deux ans, cinq ans, quand je comprendrai mieux ce qu’il s’est passé. Mais ça m’a plutôt rendu optimiste, cette menace qui nous a fait arrêter un peu le fonctionnement devenu fou de nos sociétés. Bon, ça passe par la menace de la mort ; il nous en faut beaucoup pour arriver à décroître un peu. Mais il y a cette possibilité de survie.

Propos recueillis par Rémi Boiteux.

Tambour vision (Cinq7/Wagram). Sorti le 6 mai. Concert le 9 décembre à Paris (Salle Pleyel).

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