Thèmes d'actualité fermer

Audrey Hepburn, un ange et ses démons

Audrey Hepburn un ange et ses démons
Arte rediffuse le documentaire d’Emmanuelle Franc consacré à celle qui a roulé en Vespa avec Gregory Peck et chanté « Moon River » dans « Diamants sur canapé ». Mais l’actrice cachait aussi un lourd passé.

Le Liberty Bell tressautait. La show girl à haut de forme et longs gants rouges, assise sur un globe terrestre, sur l’écran, s’allumait, s’éteignait, s’allumait encore, et la boule d’acier rebondissait sur les quatre flippers avec une paresse trompeuse, dans une sonnerie électronique. Le type, devant moi, jouait avec placidité, sans jamais risquer le tilt. Vêtu d’un costume crème, bronzé, ce quinquagénaire chauve respirait la bonne humeur. Quand il perdait la boule, il regardait le panneau qui clignotait - « Same player shoots again » - et remettait une pièce de 20 centimes, tandis que les garçons du bistrot Beaucour, à l’angle de l’avenue Hoche, se démenaient pour servir Gérard Oury et Louis de Funès, réfugiés au sous-sol. Ceux-ci travaillaient sur un scénario intitulé « Rabbi Jacob ». Mon adversaire au flipper leur faisait un petit signe de tête au passage. Au fil des jours de cet été 1973, une complicité née autour du Liberty Bell autorisa quelques conversations - sur le temps, le cinéma, la musique, les filles à robes légères. Et j’appris, à ma grande surprise, que cet homme souriant, champion au flipper, se nommait Ray Ventura. Il venait d’une autre époque, d’un autre monde, il était l’interprète de « Tout va très bien, madame la marquise », de « Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? » et de ma chanson favorite, « A la mi-août ». Il avait produit et joué avec son orchestre - Ray Ventura & ses Collégiens - des films parfaitement oubliés mais charmants : « Tourbillon de Paris », « Femmes de Paris », « la Jeune Folle ». Et, surtout, « Nous irons à Monte-Carlo », en 1952. C’est lors du tournage de cette comédie insignifiante qu’eut lieu une rencontre inattendue : « Audrey Hepburn a croisé Colette », me dit Ray Ventura. Du coup, j’ai perdu la partie en cours.

Avec Gregory Peck dans « Vacances romaines », de William Wyler. (Paramount Pictures/Collection Christophel)

Avec Gregory Peck dans « Vacances romaines », de William Wyler. (Paramount Pictures/Collection Christophel)

« A Audrey Hepburn, ce trésor que j’ai trouvé sur le sable »

Nous sommes en 1951. Audrey Hepburn, jeune actrice inconnue - elle vient de jouer une hôtesse de l’air dans « le Néerlandais en sept leçons », une vendeuse de cigarettes dans « Rires au paradis » et a failli être une esclave romaine dans « Quo Vadis » -, est installée à l’Hôtel de Paris de Monaco où, naguère, la Belle Otero et Cléo de Mérode ont fait des ravages. Christian Dior l’habille, Philippe Lemaire, mari de Juliette Gréco, lui donne la réplique, et Michelle Bridget Farmer, la fille de Gloria Swanson, tient un second rôle. Jean Boyer, soutier sympathique du cinéma français, dirige une scène dans le hall de l’hôtel. Une vieille dame dans un fauteuil roulant passe et, comme à son habitude, enregistre tout. Ray Ventura se penche sur Audrey Hepburn : « Sais-tu qui c’est ? - Non. - C’est Colette. »

Tout commence là. Non seulement Audrey Hepburn a lu la série des « Claudine », mais elle adore. De son côté, Colette fera engager l’actrice, alors inconnue, pour l’adaptation théâtrale de « Gigi » à New York. Et lui dédicacera son livre, avec ces mots : « A Audrey Hepburn, ce trésor que j’ai trouvé sur le sable. » De là, les choses prennent leur cours, le destin s’en mêle. Car William Wyler, le réalisateur des « Hauts de Hurlevent », titulaire de trois oscars, confie à Audrey Hepburn le rôle de la princesse dans « Vacances romaines ». La petite Anglo-Néerlandaise devient une star, et le restera toute sa vie.

Avec Kay Thompson et Fred Astaire dans « Drôle de frimousse », de Stanley Donen. (Photo12)

Avec Kay Thompson et Fred Astaire dans « Drôle de frimousse », de Stanley Donen. (Photo12)

Sage, si sage…

Dans les années 1950, Audrey Hepburn est exactement le cliché - en négatif - de la femme à la mode. Elle n’a pas une silhouette en courbes violentes, possède un visage d’ange et une voix de petite fille bien élevée. Quant à sa poitrine d’adolescente, Billy Wilder la décrit avec ironie : « La sein-teté (sic) est en train de gagner le pays. Audrey Hepburn, toute seule, a réussi à démoder les nibards. » A l’époque, on aime les délurées, les bimbos, les bikini girls, Kim Novak ou Zsa Zsa Gábor. Voire l’extravagant, Jane Russell ou Jayne Mansfield. Le charme, l’innocence, la fraîcheur ? Des qualités dévaluées. La minceur ? Orson Welles a un mot assassin : « Audrey Hepburn est la sainte patronne des anorexiques. » Elle est la muse d’Hubert de Givenchy ? C’est un couturier pour dadames. Elle se marie avec Mel Ferrer ? C’est un monsieur qui a la classe, le contraire de ce voyou de William Holden, avec lequel Audrey Hepburn a eu une liaison ardente. Elle arrive sur les plateaux avec un caniche nain sous le bras ? Quelle snob, pensez, elle ne fait même pas de caprices ! Quant à sa carrière, un vrai cassoulet ! Elle passe des mains de Billy Wilder (dans « Sabrina ») à celles de King Vidor (« Guerre et Paix »), c’est-à-dire d’un metteur en scène génial, survolté et capable de tout à un réalisateur inspiré, violemment réac, adepte de la Science chrétienne et de la guérison des maladies par intervention divine. Elle traverse divers rôles - « Ariane », « Vertes Demeures », « Au risque de se perdre » - qui n’ajoutent rien à sa célébrité ou à son palmarès. Dans « le Vent de la plaine », en 1960, elle incarne une Indienne adoptée par les Blancs, et c’est bizarre. Elle fait systématiquement la couverture des magazines de mode, petit chapeau sur la tête, robes sages, tenues de soirée pour aristocrates. C’est la belle-fille parfaite, celle que toutes les mamans du monde choisiraient pour leur fils. Sage, si sage…

Humphrey Bogart, Audrey Hepburn et William Holden dans « Sabrina », de Billy Wilder. (Ronald Grant/Mary Evans/Sipa)

Humphrey Bogart, Audrey Hepburn et William Holden dans « Sabrina », de Billy Wilder. (Ronald Grant/Mary Evans/Sipa)

Mais pas si sage, finalement. Car, peu à peu, l’image se brouille. D’abord, la rumeur lui prête des prétendants pittoresques : le prince Alphonse de Bourbon-Dampierre, duc de Cadix, petit-fils du roi Alphonse XIII, dragueur invétéré ; Albert Finney, acteur prodige, fils d’un bookmaker du Lancashire, serial séducteur ; Ben Gazzara, comédien issu de l’Actors Studio, copain de Cassavetes, tombeur de ces dames ; Peter O’Toole, irrésistible Lawrence d’Arabie… Et puis, oui, Audrey Hepburn divorce, se remarie, re-divorce. Bref, elle devient une vedette classique. D’une certaine façon, elle se range. Enfin, on lui connaît un caprice, un vrai. Pour chaque tournage, elle arrive avec sa cargaison, vingt malles colossales dans lesquelles se trouvent tous ses objets familiers, vases, photos, coffrets. Arrivée dans son logement temporaire, elle dispose, dit-on, ses bibelots avec un instinct de géomètre. Dès que le tournage est terminé, tout est remballé en caisses et expédié sur le tournage suivant… Pourtant, la modestie de cette jeune femme est mise en valeur, à chaque fois. Dans ses interviews, elle n’en démord pas :

« J’ai probablement l’honneur d’être la seule star qui, selon toute logique, n’aurait jamais dû l’être. A chaque étape de ma carrière, je n’avais pas l’expérience nécessaire. »

Elle ajoute : « Je n’ai jamais pensé posséder le moindre glamour. Ava Gardner, Elizabeth Taylor, oui. Moi, je n’entre pas dans cette catégorie, pas du tout. » Walter Kerr, le critique du « New York Herald Tribune », réputé acerbe (il est l’auteur de l’un des papiers les plus courts de l’histoire de la critique. A propos de la pièce de John Van Druten, « I Am a Camera », il a simplement noté : « Me no Leica. » ), s’enflamme pourtant : « Audrey Hepburn est ce rêve de nymphe que chaque homme aimerait rencontrer. »

Avec George Peppard dans « Diamants sur canapé », de Blake Edwards. (Photo12)

Avec George Peppard dans « Diamants sur canapé », de Blake Edwards. (Photo12)

Une terrible blessure continue à la dévorer

Finalement, elle trouve son personnage : celui de la femme chic, plus rouée que sa naïveté le laisse paraître, mais avec une simplicité élégante et une irrésistible séduction. La métamorphose s’opère sur le plateau de « Diamants sur canapé », en 1961. Audrey Hepburn, charmante call-girl à Manhattan, mange des croissants devant la vitrine de Tiffany’s, et chante « Moon River », mélodie écrite sur mesure pour elle par Henry Mancini, en tenant compte des limitations de sa voix. Dans le rôle de Holly Golightly - inspiré de plusieurs modèles, dont la délicieuse Doris Lilly (auteure du non moins délicieux « How to Make Love in Five Languages ») -, Audrey Hepburn se coule dans la peau d’une chasseuse de diamants, avec grâce et charme. Dans tous ses films suivants - les plus réussis -, elle sera cette créature de luxe, parfois égarée, parfois trompée, toujours craquante. Dans « Charade », de Stanley Donen (1963), lâchée dans un scénario abracadabrant de voleurs d’or, elle forme un couple de rêve avec Cary Grant. Même séduction, même légèreté, même velours… Le film sera un immense succès. « Deux têtes folles », remake de « la Fête à Henriette », lui donne le rôle joué par Dany Robin en 1952 : elle sauve presque, à elle seule, ce pitoyable essai. Quant à « My Fair Lady », superbe adaptation du mythe de Pygmalion, c’est un grand moment. Le dernier, peut-être. Dans le personnage d’Eliza Doolittle, la petite vendeuse de fleurs qui devient une grande dame juste par la magie de son tuteur, l’actrice est parfaite : comment imaginer une autre Eliza ?

Le reste… Le reste n’est qu’eau tiède. La fin des années 1960 marque la fin d’Audrey Hepburn - et le début des révélations dues à des biographes bien documentés. Les films ? Pas très intéressants (sauf « Voyage à deux »), voire carrément médiocres (comme « Seule dans la nuit »). Désormais, Audrey Hepburn se consacre à l’Unicef, aux orphelinats d’Ethiopie et du Salvador, et mérite sa place au paradis. Mais une terrible blessure continue à la dévorer : son père Joseph Ruston a abandonné sa famille en 1935, apprend-on. La petite Audrey avait alors 6 ans. Fervent soutien du Parti nazi, cet amateur de polo né en Bohême, vaguement consul, n’a pas hésité à défiler en Angleterre dans les rangs des Chemises noires, sous la houlette d’Oswald Mosley, fasciste bon teint et ami de Goebbels. Nommé directeur d’une agence d’informations créée par les nazis, Joseph Ruston ne reverra sa fille que contraint et forcé… trente ans plus tard. A force de recherches, il sera retrouvé à Dublin. Sean Ferrer, le fils d’Audrey Hepburn, décrira cette rencontre en termes cinglants : « Il n’y avait personne, devant elle. Cet homme était un invalide de l’émotion. »

Audrey Hepburn, ambassadrice de l’Unicef, donne une conférence de presse, après son retour de Somalie, le 29 septembre 1992, à Londres. (Thierry Saliou/AFP

Audrey Hepburn, ambassadrice de l’Unicef, donne une conférence de presse, après son retour de Somalie, le 29 septembre 1992, à Londres. (Thierry Saliou/AFP

Un dernier tour de piste, quand même, pour l’actrice : dans « la Rose et la Flèche », en 1976, Audrey Hepburn joue avec Sean Connery. Elle est une Marianne âgée, qui revoit son amour de jeunesse Robin des bois à son retour des Croisades. Le film, dirigé par Richard Lester, est une ode à la mélancolie, et c’est aussi un adieu. La fragile Audrey Hepburn se dissout dans la brume de Sherwood, et se retire en Suisse, au bord du lac Léman. Elle y mourra en 1993, à 63 ans. Sa petite robe noire de « Diamants sur canapé » sera vendue pour 500 000 euros en 2006. A Tolochenaz, le village où elle est enterrée, elle reste, simplement, « Audrey ».

Ray Ventura, lui, a disparu en 1979. Dans « Nous irons à Monte-Carlo », il interprétait, avec son orchestre, une jolie chanson dans laquelle « les roses s’effeuillent le long du chemin ». Curieusement, celles-ci poussent un peu partout en désordre à Tolochenaz, au bout du monde.

Dimanche 13 septembre à 22h50 sur Arte. Documentaire d’Emmanuelle Franc (2017) 54 min. (Disponible en replay jusqu’au 4 octobre sur Arte.tv).
Shots similaires
Nouvelles archives
  • Greve jeudi 6 avril
    Greve jeudi 6 avril
    Grève du jeudi 6 avril contre la réforme des retraites. Tensions en fin ...
    5 Avr 2023
    8
  • Metz – Reims
    Metz – Reims
    Ligue 1 : c'est pas encore ça pour le FC Metz, accroché par Reims
    22 Aoû 2021
    1
  • Crocs A Talon
    Crocs A Talon
    Ces Crocs à talon rendent fous les internautes mais ne datent pas d ...
    24 Juill 2018
    1
  • Smic
    Smic
    Smic, cotisations patronales, intéressement... Les mesures Barnier ...
    1 Oct 2024
    29
  • Ruby Franke
    Ruby Franke
    Ruby Franke, une mère influenceuse aux États-Unis condamnée à ...
    21 Fév 2024
    3
  • Japan Expo
    Japan Expo
    La Japan Expo : plus que des mangas
    13 Juill 2023
    2
Les shots les plus populaires de cette semaine