Les raisons pour lesquelles Annie Ernaux a décroché le Nobel de littérature
Le prix Nobel de littérature 2022 est décerné à l'écrivaine française Annie Ernaux, qui succède ainsi au Tanzanien Abdulrazak Gurnah, l'an dernier. La femme de lettres de 82 ans est récompensée pour « le courage et l'acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle », a justifié le jury Nobel. C'est un « très grand honneur » et une « responsabilité », a répondu Annie Ernaux à la télévision suédoise.
Une fois n'est pas coutume, avec ce prix, c'est une autrice que les pronostics des bookmakers anglais plaçaient en favori juste derrière un autre écrivain français, Michel Houellebecq, et la poétesse canadienne Anne Carson que l'académie suédoise a choisi de récompenser. En remettant son prix à Annie Ernaux, c'est « une écriture d'une rare acuité », celle d'une « anthropologue d'elle-même » que les jurés du Nobel de littérature ont entendu honorer, la comparant même à Marcel Proust.
Sur les 329 propositions (et candidatures directes) parvenues à l'académie de Stockholm avant l'été, cinq noms avaient été sélectionnés par les jurés en octobre, selon les règles en vigueur. L'académie suédoise n'a pas révélé le nom des auteurs finalistes. Mais le poète Adonis, pseudonyme de l'homme de lettres d'origine syrienne Ali Ahmed Saïd, ou le romancier anglais d'origine indienne, Salman Rushdie, faisaient partie du lot, assurent plusieurs sources.
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À l'automne 2021, c'est le lion d'or à la Mostra de Venise qui avait indirectement récompensé Annie Ernaux avec l'adaptation de son dixième roman, L'Événement, par Audrey Diwan. Un roman autobiographique tout entier centré autour de l'interruption volontaire de grossesse qu'elle avait subie dans les années 1960 alors qu'elle était étudiante en faculté de lettres. Un prix de plus pour Annie Ernaux, qui avait glané une multitude de récompenses littéraires depuis la publication de son premier livre en 1974, Les Armoires vides. Un récit qui évoquait déjà cet avortement clandestin, mais à la troisième personne.
En récompensant Annie Ernaux, l'Académie Nobel a-t-elle voulu répondre aux critiques formulées à son encontre quant à son manque de diversité dans le choix de ses lauréats ? À ce jour, l'institution suédoise n'a récompensé que 17 femmes contre 101 hommes. L'académie veille en tout cas, depuis cinq ans, à alterner prix masculins et féminins. Les deux dernières à avoir été honorées sont l'Américaine Louise Glück (en 2020) et la Polonaise Olga Tokarczuk (en 2018).
ParcoursNée à Lillebonne à une trentaine de kilomètres du Havre, le 1er septembre 1940, Annie Ernaux développe depuis près d'un demi-siècle un univers très personnel qui trouve dans sa vie intime l'essentiel de sa matière première. Après son avortement et l'histoire de ses parents, contée dans La Place (Gallimard, 1983) et Une femme (chez le même éditeur, en 1986), l'autrice a livré à ses lecteurs le compte rendu clinique d'une histoire d'amour avec un diplomate russe dans les années 1980 : Une passion simple (1993). Un autre roman adapté au cinéma par Danièle Arbid, en 2020.
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C'est dans l'épicerie de ses parents à Yvetot, où ils s'étaient installés peu après sa naissance, qu'Annie Ernaux confie avoir, pour la première fois, imaginé devenir écrivaine. « Pour consigner, dit-elle, les récits chuchotés des clients de (s)es parents, l'ennui de ces longues journées de vacances, passées toujours à la maison, à meubler ces heures de lectures romanesques. » La découverte, à ses dix ans, qu'elle a eu une grande sœur décédée du typhus, deux ans avant sa naissance constituera un autre des traumatismes dont elle se délestera grâce à l'écriture (L'Autre fille, éditions Nil, 2011).La littérature comme « réparation »Un documentaire, actuellement diffusé sur la plateforme d'Arte, cosigné avec son fils David Ernaux-Briot, revient sur l'éclosion de cette vocation littéraire. Envisageant la littérature comme une forme de « compensation », voire de « réparation » face aux traumatismes de la vie (dont la violence de son père, alcoolique, fait partie), Annie Ernaux n'a cessé de vouloir s'affranchir de la honte qu'elle éprouvait, enfant, face aux enfants « bourgeois » de sa classe. Le sentiment d'appartenir à la classe des « dominés » constitue un autre fil rouge de sa carrière littéraire d'Annie Ernaux.
Ses brillantes études, effectuées à l'université de Rouen, qui la virent devenir professeure agrégée de lettres en 1971, ne parviendront jamais à éteindre l'inextinguible besoin de « revanche sociale » qu'elle confie à demi-mot dans certaines interviews. Cette manière de s'envisager comme « transfuge de classe » l'a en tout cas conduite à afficher régulièrement des positions politiques résolument à gauche.
Après le succès de librairie de La Place, consacré par le prix Renaudot, en 1984, Annie Ernaux confiait dans ses carnets intimes : « Pas de joie particulière, intense […] et pourtant, je sais que j'ai voulu cela, que ce livre rachète tout […] les peines de mon père, comme si je retrouvais l'enfance […] et je me demande quel rapport avec ce que je vis, cette libération et cette douceur avec ma mère. » Une apparente froideur qui tranche avec l'émotion intense qu'elle confie avoir ressentie lors de l'annonce de ce Nobel.