Notre-Dame de Paris : cinq ans de reconstruction émaillés de ...
"C'était une occasion parfaite d'alerter sur les dangers liés au plomb. Mais le rendez-vous a été manqué." Notre-Dame de Paris a retrouvé sa silhouette et s'apprête à rouvrir ses portes, le 8 décembre. Sa célèbre flèche et son imposant toit sont de nouveau visibles dans le ciel parisien. Si beaucoup l'attendaient avec impatience, pour Mathé Toullier, cette étape vient raviver la frustration d'une longue bataille qui semble désormais perdue : au sein du collectif "plomb Notre-Dame" né au lendemain de l'incendie de 2019, elle voulait faire de la cathédrale un exemple pour "briser l'omerta" qui entoure les dangers liés au plomb.
Déjà présidente de l'association pour les familles victimes de saturnisme – l'intoxication au plomb –, Mathé Toullier s'est inquiétée dès qu'elle a vu un immense nuage jaune s'échapper de Notre-Dame de Paris, le 15 avril 2019. "J'ai tout de suite compris ce qu'il se passait : des poussières de plomb étaient en train de se répandre partout dans la capitale", se souvient-elle. Au total, au moment où les flammes ravageaient la cathédrale, 400 tonnes de plomb présentes dans le toit et la flèche de l'édifice sont partis en fumée, selon les autorités. Un nuage qui a continué son voyage bien au-delà de l'île de la Cité et de la cathédrale – jusqu'à 16 km, selon le CNRS.
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Un métal toxique, même à faible dose
La toxicité du plomb, même à faible dose, est largement avérée et documentée. "Quelque soit le seuil d'exposition, l'intoxication au plomb peut provoquer des troubles neurologiques, rénaux ou cardiovasculaires, en particulier chez les enfants mais aussi chez l'adulte. Il peut aussi impacter la fécondité, favoriser l'apparition de cancer ou encore entraîner des malformations du fœtus s'il touche des femmes enceintes", détaille Annie Thébaud-Mony, chercheuse en santé publique à l’Inserm et présidente de l’association Henri Pézérat.
"Il n'existe pas de concentration de plomb dans le sang qui soit sans danger", insiste de son côté l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Selon une étude publiée en 2023 dans la revue scientifique The Lancet Planetary Health, 5,5 millions de personnes à travers le monde sont mortes en 2019 à cause de maladies cardio-vasculaires dues au plomb.
Dès le lendemain de l'incendie, Mathé Toullier et Annie Thébaud-Mony ont lancé leur collectif et alerté sur les dangers de contamination à ce métal. Pendant des semaines, les deux femmes, accompagnées de bénévoles, distribuent des tracts explicatifs autour de la cathédrale, près des immeubles, des bistrots et des magasins. Elles diffusent les bons gestes à adopter auprès des riverains, comme se laver fréquemment les mains, laver ses vêtements à haute température ou éviter de rentrer dans son domicile avec ses chaussures. En résumé : éviter tout ce qui pourrait faire circuler des poussières de plomb toxiques.
En parallèle, le collectif interpelle les autorités, appelant à l’application d’urgence au confinement de la cathédrale et à sa décontamination immédiate, et à l’information et au suivi des personnes qui travaillent ou vivent aux alentours. "Mais rien n'a été fait", déplore Mathé Toullier.
Interruption du chantier de Notre-Dame
La question de la pollution au plomb ne s'impose dans le débat public que trois mois après l'incendie, à l'été 2019. Face à des taux de plomb très élevés, et alors qu'aucune mesure spécifique n'a alors été mise en place, l'Inspection du travail alerte d'une "situation dangereuse pour les travailleurs" à l'intérieur de la cathédrale sinistrée. La préfecture de Paris se voit obligée de suspendre le chantier de reconstruction et de boucler le parvis de l'édifice, des décisions qui connaissent un fort retentissement médiatique.
Dans les semaines qui suivent, des mesures drastiques de protection sont mises en œuvre – port obligatoire de combinaisons, masques de haute-protection, systèmes de douche, pédiluves… "Les mesures prises contre l’exposition au plomb sont plus strictes que nulle part ailleurs", assure en 2022 la députée Sophie Mette, dans un rapport d'information parlementaire de suivi du chantier.
"Mais la cathédrale n'était pas le seul lieu concerné. Tout autour aussi, sur les quais du métro ou dans les librairies situées sur la place Saint-Michel, dans les écoles aux alentours, les taux de plomb mesurés étaient aussi très élevés", dénonce Mathé Toullier. À la fin de l’été, sur la place Saint-Michel, le collectif relevait ainsi jusqu’à 123 000 μg/m² de plomb, soit 25 fois le seuil "normal" de 5 000 µg/m² défini par l'Agence régionale de santé (ARS). "Pourtant aucune opération de nettoyage à grande échelle n'a été effectuée. On a fait comme si cela n'existait pas", dénonce la militante.
Face à ces données alarmantes, relayées intensément par le collectif, plusieurs corps de métier se sont cependant mobilisés. "Quelques travailleurs syndiqués ont exigé de faire marcher leur droit de retrait ou ont demandé la réalisation de plombémies, pour mesurer le taux de plomb dans leur sang", explique Benoît Martin, de la CGT, secrétaire de l’union départementale des syndicats CGT de Paris, membre du collectif. Certaines écoles ont, quant à elles, décidé de décaler la rentrée pour effectuer un nettoyage approfondi.
En juillet 2021, l'agence Santé publique France indique finalement que l'incendie n'a pas causé d'augmentation "significative" de la concentration de plomb dans le sang des enfants riverains. De quoi rassurer la population même si le collectif reste sceptique. "On ne sait pas qui a eu une prise de sang, ni quand", déplore Annie Thébaud-Mony. "Les autorités ont surtout beaucoup trop attendu pour les faire. On sait qu’au bout de trois semaines, on ne peut plus voir le plomb dans le sang des personnes contaminées. Soit il est évacué, soit il est stocké dans les os."
Las de ne pas être entendu par les autorités politiques et sanitaires, le collectif a déposé une plainte pour mise en danger d’autrui, en juillet 2021. L'enquête est toujours en cours.
Pour Judith Rainhorn, historienne spécialiste de l’histoire de la pollution au plomb, ce silence des autorités n'a rien d'étonnant et apparaît comme "un nouvel épisode de la longue histoire du déni de la toxicité du plomb".
"Nous utilisons massivement du plomb depuis le XIXe siècle. C'est un produit familier, et c'est pour cela que nous avons tendance à en minimiser les risques", analyse-t-elle. "Contrairement à l'amiante, par exemple, il jouit donc toujours d'une réputation collective assez favorable. Cela commence à changer mais cela prend du temps."
Reconstruire à l'identique
Dans ce contexte, la décision de reconstruire à l'identique la flèche érigée par Viollet-Le-Duc au XIXe siècle et l'immense toit de la cathédrale – en les recouvrant de plomb – a renforcé la colère du collectif, mais aussi d'élus, ONG et riverains.
Pour justifier cette décision, l'établissement public en charge de la restauration de Notre-Dame écarte tout danger d'exposition directe. "Couvrir en plomb les charpentes de la nef, du chœur et des bras du transept, qui sont situées à une quarantaine de mètres du sol et sont inaccessibles, n'expose aucun public à l'ingestion de plomb", a-t-il rassuré en décembre 2023 auprès du quotidien La Croix, assurant prendre "très au sérieux" la question.
"Et quid des eaux de ruissellement du toit, qui seront chargés en plomb ?", interpelle Annie Thébaud-Mony. Dans un avis rendu en janvier 2021, le Haut Conseil de la santé publique estime que "la seule toiture de Notre-Dame (…) émettrait environ 21 kg de plomb par an (et deux tonnes par siècle) dans les eaux de ruissellement". "Et que se passera-t-il s'il devait y avoir un nouvel incendie ?", interroge encore la spécialiste.
"Nous faisons, évidemment, les choses dans le respect de la loi et de la réglementation dans tous les domaines concernés, et la santé de personne n'est mise en danger. Outre une nouvelle protection anti-incendie du meilleur niveau, incluant un système de brumisation dans les combles qui est une première dans une cathédrale en France, nous allons innover en installant un système de recueil et de filtration des eaux de pluie qui auront ruisselé sur la toiture de la cathédrale", a de nouveau voulu rassuré l'organisme en charge de la reconstruction, auprès du Figaro.
"Quoiqu'il en soit, le plomb aurait pu être remplacé par un autre matériau, comme du zinc ou du cuivre", termine Annie Thébaud-Mony. "À partir du moment où des alternatives existaient, pourquoi avoir choisi le plomb en prenant des risques pour la santé humaine ?". Des exemples historiques existent : détruite lors d'un incendie en 1836, la toiture en plomb de la cathédrale de Chartres a été reconstruite en cuivre. Un matériau moins polluant mais parfois perçue comme moins solide.
Suivi des salariés, maintien de la vigilance
À quelques jours de la réouverture, et s'il a perdu la bataille de la reconstruction à l'identique, le collectif réfléchit à un nouvel ordre de bataille. "Je suis préoccupée car la contamination au plomb, à l'intérieur comme à l'extérieur, est toujours là, surtout avec cette nouvelle flèche et ce nouveau toit. Nous ne pouvons donc pas baisser les bras", réagit Annie Thébaud-Mony.
"Il faudra installer des capteurs et effectuer des tests très fréquents des taux de plomb dans l'enceinte de la cathédrale", insiste de son côté Benoît Martin de la CGT. "Il faudra s'assurer qu'il n'y aucun risque pour les visiteurs".
Désormais, le collectif appelle les autorités à assurer un suivi "à long terme" de tous les travailleurs qui ont œuvré sur le chantier de la cathédrale, mais aussi de tous les riverains. "Car ce que l'on craint, c'est désormais que des gens tombent malades sans forcément faire le lien avec le plomb", conclut Benoît Martin. "Les maladies peuvent se déclencher longtemps après l'exposition, et la responsabilité du plomb peut rapidement être oubliée."