"La grande erreur d'Emmanuel Macron : ne pas avoir compris que le ...
Stewart Chau est l'auteur d'une enquête dans laquelle il analyse la situation politique actuelle au prisme des émotions. Il nous raconte l'état d'esprit des Français dans cet entre-deux-tours, qui oscille entre peur et tristesse.
Stewart Chau est directeur d’études chez Verian Group et auteur de L’opinion des émotions (Aube). Il a réalisé une enquête inédite pour la Fondation Jean-Jaurès et L’Opinion dans laquelle il analyse les émotions provoquées par la dissolution de l’Assemblée nationale, annoncée par Emmanuel Macron le 9 juin dernier. De cette étude, il ressort qu'un quatuor d’émotions dominantes caractérise l'état d'esprit des Français : fatigue, colère, tristesse et peur.
Pour Stewart Chau, les politiques eux-mêmes, et au premier chef Emmanuel Macron, semblent pris dans ce théâtre émotionnel, là où le rôle d’un homme politique est normalement, selon lui, d’entendre les passions des Français, de les incarner, et de leur donner une consistance plus rationnelle.
Marianne : La décision prise par Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale semble procéder d’une réaction émotionnelle qui s’est transférée chez les électeurs et les hommes politiques. Si la politique constitue une gestion des émotions, Macron n’est-il pas en passe de perdre le contrôle des émotions du pays, et par là même, le contrôle de la politique ?
Stewart Chau : C’est très probable, dans la mesure où la dissolution provient d’une réaction très émotive à une situation politique extrêmement délicate pour le président : la lourde défaite aux européennes, alors même que le camp présidentiel était censé incarner, à l’origine, l’européisme à la française. Emmanuel Macron a pris cette débâcle, en juin dernier, pour lui-même. Cette dissolution est d’abord motivée par l’injustice qu’il ressent – à tort ou à raison – et qui l’a amené à opter pour une stratégie de la terre brûlée, qui a stupéfié et surpris l’ensemble des Français et de la classe politique.
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Son erreur est de ne pas comprendre que le rôle du politique est de capter les émotions du peuple, de les incarner, de les institutionnaliser, afin de les transformer dans une logique plus rationnelle. C’est très paradoxal car, dans sa décision de dissoudre l’Assemblée, il a agi de manière très émotionnelle, alors que quand on lui demande d’incarner des émotions, de les entendre et d’en faire quelque chose, il ne semble pas convaincu de la chose. Emmanuel Macron semble désormais être dans une logique irrationnelle, lui qui était le garant du pragmatisme rationnel, qu’il a défendu comme un mode d’action depuis sept ans.
Le problème est qu’il y a un juste milieu ; on ne peut pas simplement être dans une verticalité du pouvoir, voire décomplexé et distant. Contrairement à l’économie, la politique ne doit pas seulement « marcher », elle doit aussi prendre en considération un ordre émotionnel et moral. Il y a une certaine posture à avoir. Le président ne peut se contenter de répondre à ces émotions, et encore moins de les amplifier ou de les laisser s’exprimer sans garde-fous, dans des partis politiques qui sont uniquement dans la réaction émotionnelle, pleine de démagogie et de contre-vérités, comme l’est le RN.
Dans votre étude, vous parlez d’un « quatuor d’émotions ». Dominent peur, fatigue, colère et tristesse. Pourriez-vous revenir sur cette idée ?
Effectivement. La fatigue et la colère sont des émotions assez attendues : on est face à une opinion publique et à un pays fatigué par les crises, fatigué de voir le débat politique et démocratique tel qu’il se présente aujourd’hui, fatigué par les inquiétudes et l’angoisse quant à l’appréhension de l’avenir. La colère est aussi attendue ; lorsqu’on a un bloc d’extrême droite qui caracole en tête sur les différentes élections, cela veut tout dire du niveau de révolte. Il est plus étonnant d’avoir les émotions de peur et de tristesse à un niveau si élevé.
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On parle assez peu de la tristesse dans le débat public alors qu’elle dit beaucoup des rendez-vous manqués avec nous-même : le fait, par exemple, qu’on est face à un RN très haut, alors que 60 % des Français n’y adhèrent pas. Voir que l’on est dans un pays qui vote extrême droite qui n’est pas, pour 6 Français sur 10, représentatif de l’image que l’on a de notre pays, suscite de la tristesse. On a le sentiment que les Français subissent l’ensemble des évènements et qu’ils n’arrivent plus à croire en leur capacité d’action. La peur est multidimensionnelle : elle relève de l’incertitude politique, économique, de la peur pour les générations à venir.
On est sur un quatuor partagé entre un sentiment de révolte – et donc une volonté de rupture – et une forme de résignation triste d’un pays qui se perd dans une image de lui-même qu’il n’a pas envie de renvoyer. D’ailleurs, pour beaucoup, la victoire du RN renvoie une mauvaise image de la France à l’international. S’il y a une majorité du RN, il n’y a pas de désirabilité du RN. Finalement, cette élection est celle du « tous perdants », pour une simple et unique raison : quelle qu’en soit l’issue, seule une infime minorité s’estime gagnante.
Le vote RN est-il avant tout à un vote émotionnel, quand l’appel à faire barrage constituerait un sursaut de rationalité ?
Je pense que le front républicain est un appel à l’ordre moral, à une forme de rationalité, tandis que le vote du RN est un vote émotionnel. Ces émotions sont légitimes, sincères, exprimées par un bon nombre de Français. On assiste également à une rationalisation du RN, qui conduit à sa relativisation et à sa crédibilisation. Mais si vous regardez les émotions des sympathisants du RN, globalement, ce sont des personnes qui expriment une forme de colère, de ressentiment très fort vis-à-vis des politiques menées.
D’ailleurs, les études à ce sujet sont nombreuses ; beaucoup de personnes insatisfaites de leur vie votent RN. C’est le porte-voix réussi d’émotions ressenties par une partie des Français, qui sont cette colère, cette peur et le manque de reconnaissance très important. Le président n’a pas réussi à incarner, à capter ces émotions pour en faire quelque chose, comme il l’avait pourtant fait en 2017, où il disait lutter contre les passions tristes françaises, et promettait une politique nouvelle, ce qui lui avait valu l’espoir d’un certain nombre d’électeurs.
Quelle que soit l’issue, les Français semblent « tous perdants », mais selon les partis victorieux, les émotions divergent…
Effectivement, en dépit du fait que la victoire du RN soit installée dans les esprits, et qu’il soit en nette progression par rapport aux années précédentes, cela génère d’abord de la peur et de la honte. Cela signifie qu’une grande partie des Français n’est pas en phase avec une victoire du RN. La honte est une émotion assez rare dans le débat public. On a le sentiment que c’est l’idée même qu’on se fait de la France qui nous semble déconnectée des résultats qui sont déjà là.
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Pour la gauche, ce n’est pas mieux, vous avez la peur et le désespoir : un certain nombre de Français se dit qu’il s’agit d’un saut dans l’inconnu, et le désespoir est assez illustratif d’une certaine résignation. Deux blocs semblent incarner une alternative possible pour les trois années qui viennent, qui finalement, n’incarnent pas un projet désirable pour l’avenir pour les Français. C’est une élection du « tous perdants ».
Les électeurs de Macron, montrez-vous, sont moins heureux, se sentent plus perdus et plus angoissés que les autres. Une démission du président de la République entraînerait satisfaction, joie et excitation. Emmanuel Macron est-il la cible de cette réaction émotive ?
Une victoire de la majorité présidentielle serait malvenue car très peu crédible, et le sentiment de satisfaction que pourrait procurer la démission du président s’explique surtout par la contestation à son égard. Si vous accumulez les blocs de droite, d’extrême droite et de gauche, vous avez une écrasante majorité de Français qui ont voté contre Emmanuel Macron. D’ailleurs, 54 % des Français, selon un certain nombre de confrères, ont exprimé, aux législatives, un vote pour exprimer un mécontentement vis-à-vis du président de la République. Pour autant, s’il prenait cette décision, cela générerait beaucoup plus de peur et d’angoisse qu’autre chose.
Les politiques eux-mêmes semblent pris dans une forme de théâtre émotionnel…
Maintenant, on est simplement dans celui qui arrivera le plus à être le porte-voix d’une émotion, plutôt que dans leur incarnation rationnelle. Les politiques utilisent les émotions comme une caisse de résonance. Or, ce n’est pas le rôle d’un politique. Si les personnels politiques ne savent plus gérer leurs émotions, se font les porte-voix émotionnels d’un pays fracturé et déstructuré, les émotions finissent par justifier toute parole et tous nos actes, quels qu’ils soient…
Cette dissolution suscite des débats, une fracture intergénérationnelle, mais n’entraîne pas de disputes. Comment le comprendre ?
Je pense que cela s’explique par le fait que les Français, qu’ils soient de gauche, de droite, d’extrême droite, comprennent un certain nombre de choses, et ne se jettent pas la pierre. Il y a une forme de compréhension collective sur le fait qu’on est tous légitimes à ressentir un certain nombre de choses : une colère, une peur, un espoir… Et là, les politiques ne sont pas à la hauteur, car les Français font à leur place ce qu’ils devraient faire.
Vous avez des fractures idéologiques et morales évidentes, avec une compréhension mutuelle des uns et des autres. Aux politiques maintenant de mieux les incarner, pour que cette confrontation reste cordiale. Si aucun politique ne parvient à les incarner, à créer du débat, du consensus, on risque d’avoir des émotions qui s’exprimeront de manière complètement décomplexée, sans institutions derrière. Or, une émotion qui n’est pas incarnée dans quelque chose est un outil d’actes dont on ignore les tenants et les aboutissants…