“Basic Instinct” et le sexe de Sharon Stone, un manifeste féministe ...
Perçu à sa sortie comme progressiste, le thriller érotique de Paul Verhoeven, diffusé ce soir sur Arte, apparaît surtout comme une énième (mais brillante) variation sur la femme tentatrice... Relecture d’un film phénomène, et d’une scène d’interrogatoire culte, trente ans plus tard.
Par Mathilde Blottière
Publié le 31 janvier 2025 à 18h06
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Un peu plus de trois décennies nous séparent de la sortie de Basic Instinct. En réalité, bien plus encore. À côté de la rapidité de l’évolution de notre point de vue et des représentations des genres à l’écran, le temps passé semble même assez court. Revoir le film à l’ère post-#MeToo, c’est devoir réviser son regard. Non pas tant sur la qualité du film lui-même, qui à son âge tient plutôt très bien la rampe, que sur sa réputation – à laquelle beaucoup adhéraient toujours plus de vingt ans après l’exposition furtive du sexe de Sharon Stone dans la pénombre striée d’une salle d’interrogatoire.
Ici s’impose un rappel pour la jeunesse : certains spectateurs des années 1990 ne se sont JAMAIS remis du croisé-décroisé de l’actrice. Il faut dire que Paul Verhoeven avait sorti le grand jeu. Le générique à peine terminé, le cinéaste nous plonge d’emblée dans le sperme et le sang. Éros et Thanatos dans une même étreinte. Les accessoires de cette scène d’ouverture riche en fluides ? Foulard Hermès et pic à glace. Puis c’est comme une apparition : le profil sublime d’une blonde irréelle se découpe sur l’océan Pacifique. Verhoeven avait déjà dirigé Sharon Stone deux ans auparavant, dans Total Recall, mais cette fois il met l’actrice, sa beauté et son talent, au premier plan. Le Hollandais s’en donne à cœur joie. Quand il lance son détective aux addictions multiples (cocaïne, cigarettes, Jack Daniels et gâchette) sur les lacets à pic de la route des 17 miles, entre San Francisco et Carmel, il sait que les cinéphiles – réflexe pavlovien – visualisent le chignon vertigineux de Kim Novak dans Vertigo. Tout est en place pour faire de ce « néo noir » la matrice de tous les thrillers érotiques qui suivront.
Cliché de la femme pécheresse
Dans le rôle de Catherine Tramell, Sharon Stone mène le jeu, décide des règles et de leur transgression, retourne les mâles comme un gant et aime – affront suprême à leur volonté de possession – coucher avec des femmes. Sa bisexualité est montrée comme une pratique associée au danger – en 1992, les militants des droits des LGBT ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés… Au lit aussi, Tramell domine : adepte de la position de l’Amazone, c’est elle qui baise les hommes, pas l’inverse. Femme puissante, elle est aussi violente mais plus maligne que ses homologues masculins. Quant à l’arme de ses crimes (oups, spoiler), le fameux pic à glace, elle est pénétrante comme un phallus… Il n’en fallait pas plus pour que les critiques saluent un film « féministe ».
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Que son héroïne « porte la culotte » et mène par le bout du nez (bien qu’un autre appendice semble plus évident) les cow-boys de la police de Frisco ne fait pas pour autant de Basic Instinct un manifeste progressiste. Ni de Verhoeven un militant de la cause. Car aussi réussi soit-il, son film n’offre aucune vision originale du genre féminin. Il n’y a là rien de nouveau sous le soleil judéo-chrétien du cliché de la femme diabolique, pécheresse et dissimulatrice. Et Tramell a beau être juchée sur son partenaire pendant l’amour, elle demeure cet archétype de la femme fatale made in Hollywood, créée par et pour les hommes.
Intelligente et manipulatrice, spectaculaire et sexuelle, tentatrice et dangereuse, exactement comme l’étaient en leur temps Barbara Stanwyck (dans Assurance sur la mort, 1944), Ava Gardner (dans Les Tueurs, 1946) ou Lana Turner (dans Le facteur sonne toujours deux fois, 1946). Sublimes et marquantes héroïnes certes, mais nées d’une conception foncièrement masculine et patriarcale. Seule différence de taille : cette fois Tramell s’en sort, elle n’est ni punie ni tuée. Sa victoire castratrice sur le mâle sans repères est totale. Mais son intelligence froide est fondamentalement pathologique. De ce point de vue, l’héroïne de Gone Girl, de David Fincher, très difficile à regarder aujourd’hui tant ses biais misogynes apparaissent au grand jour, doit beaucoup à Tramell.
Summum du male gaze
La culture du viol est partout dans Basic Instinct. Pour mieux exposer la faiblesse des mecs réduits à leurs pulsions ? On pourrait rétorquer que présenter les hommes sous leur pire jour ne revient pas à plaider la cause des femmes, mais la complaisance du regard du cinéaste se charge elle-même d’invalider cet argument. Sa façon de filmer les scènes de violence sexuelle comme des rituels érotiques fait de son film un summum du male gaze. À l’image de la maîtresse de Michael Douglas, prise par-derrière malgré ses protestations (et après le traditionnel plaquage au mur), les personnages féminins finissent toujours par se rendre à l’évidence : que c’est bon de se faire arracher le soutien-gorge par une main ferme et virile avant pénétration sans préliminaires ! Comme dans le plus tardif Elle, perçu là encore et à tort comme un film féministe sous prétexte que la victime de viol (Isabelle Huppert) refuse son statut de victime, Basic Instinct valorise la femme vengeresse qui s’approprie la toxicité et la brutalité masculines.
Faut-il enfin rappeler ce que l’on sait aujourd’hui grâce au documentaire Basic Instinct : Sex, Death & Stone (2020) ? Lors de la fameuse scène de l’interrogatoire, Sharon Stone avait accepté d’enlever sa culotte quand Verhoeven lui avait expliqué que la blancheur de son sous-vêtement reflétait l’éclairage de la scène… Mais elle n’a jamais consenti à ce que le dévoilement de sa vulve soit gardé au montage. Ce que Verhoeven s’était bien gardé de lui demander.
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